Difficile de trouver un vocable aussi polysémique. Le Makhzen qui colle à notre Histoire depuis des siècles ; qui fait partie intégrante de notre mémoire collective ; qui habite la réalité de notre rapport au pouvoir central et qui colonise notre perception et notre représentation de celui-ci. Le Makhzen, dans ses significations multiples, a successivement désigné le contenu et le contenant ; l’outil et son propriétaire-bénéficiaire. Il a été une source d’enseignements sur la nature de la relation entre une centralité régnante, auto-proclamée, agissante, souvent oppressante, parfois étouffante. Et une périphérie diffuse, enferrée dans son imaginaire surarmé et son tribalisme ancestral, tantôt subissante, tantôt réactive.
Au fil des époques, que ce soit entre nous, ou au contact d’étrangers qui se sont invités sur nos terres, le terme Makhzen a évolué, mais seulement au niveau de la forme et de ses adaptations nécessaires. Par contre, il n’a rien lâché dans le fond. Il a été l’incarnation d’un pouvoir absolu où la légitimité politico-religieuse, sous ses différentes facettes, aussi improbables les unes que les autres, fait allégrement ménage avec la pressurisation fiscale et la mise en coupe réglée de pauvres contribuables, au-delà de leurs moyens.
Dans le dossier de ce numéro, nous vous proposons une lecture, documents et analyses académiques à l’appui, de cette institution endémique, un peu à l’image de l’arganier, où les mutations imposées par les changements du contexte politique et de l’environnement économiques ne font que renforcer les assises d’une continuité inflexibles dans ses fondamentaux de toujours. Les différentes fonctions du Makhzen, dans l’historicité marocaine, sont ainsi passées en revue et interrogées.
Dans sa définition, presque étymologique, « le Makhzen est une réserve permanente d’argent, d’armes, de munitions, de vivres et de provisions de toutes sortes rassemblées dans de vastes chambres à l’abri des regards… D’un point de vue institutionnel, il (le Makhzen) est le bras armé, fiscal et administratif de l’Etat sultanien », nous dit Abdellah Ben Mlih, enseignant de sciences politiques à Paris, dans une interview accordée à Zamane. Dans la durée, le Makhzen a toujours été perçu comme « le premier acteur économique du pays ».
Au fait, où est passé le Makhzen durant la colonisation ? Il a été maintenu en l’état, sans la prédominance sur l’économie, nous disent les historiens, relayés par des politiques autonomes. Hubert Lyautey, premier Résident général du Protectorat, l’a quasiment momifié pour qu’il soit conforme à sa vision anthropologique où se mêlent ascendance, mépris et curiosité malsaine. Pendant cette période, le Makhzen a vécu sous perfusion financière du système du Protectorat, avant qu’il ne rejoigne le mouvement de libération national, à partir de 1944.
Au lendemain de l’Indépendance, le Makhzen va s’employer à réoccuper les espaces perdus, particulièrement dans l’appareil administratif et judicaire. Le réinvestissement des circuits économiques interviendra après, lentement, mais sûrement, depuis le règne de Hassan II. Dans cette marche irrésistible vers le contrôle des lieux stratégiques de l’administration et de l’économie, le Makhzen bénéficiera de la complexité d’une élite qui ne demandait qu’à avoir sa part de pouvoir et de privilèges. C’est ainsi qu’une bourgeoisie nationale a prospéré à l’ombre de l’Etat post-colonial. Les intellectuels, le mouvement syndical et quelques courants politiques ont fait de la résistance, avant de rentrer dans les rangs.
Entre les années 1960 et 1990, il était malvenu de parler du Makhzen. Rien que l’utilisation de ce terme, a fortiori dans un propos politique, était considéré comme une provocation. Craindre ou ne pas craindre le Makhzen, c’était la ligne de démarcation entre l’intégration et l’insoumission, par rapport aux cercles du pouvoir. Qu’en est-il aujourd’hui ? On n’est plus vraiment dans la même situation. Les lignes ont quelque peu bougé, le formalisme démocratique a gagné du terrain. Mais pas assez pour que le concept du Makhzen devienne réellement et définitivement caduc, pour qu’il disparaisse définitivement derrière un véritable Etat de droit.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Article bourré de fantasmes.
commentaire dépourvu d’arguments