Mohamed Larbi a rendu l’âme le 25 juillet dernier à Rabat après une vie debout où le patriotisme était articulé à un humanisme bien de chez nous. Il découlait d’une longue tradition fondée et développée par les érudits du nord du Maroc. Dans les pas de Hadj Abdessalam Bennouna et de Mohamed Daoud, si Larbi a su fructifier l’héritage culturel des « gens du Nord ». Comme il n’est pas aisé d’écrire sur un ami qu’on vient de perdre, tant l’émotion est grande, j’essaierai ci-après d’évoquer quelques séquences dont j’étais témoin, ou dont j’avais pris connaissance. Nous étions dans la même mouvance politico-culturelle. Il était, bien entendu, mon aîné de quinze ans. J’ai fait sa connaissance via ses articles dans le quotidien Al Alam au milieu des années soixante. J’étais attiré par la clarté de sa plume et la curiosité de son esprit. Comme la majorité des collégiens de l’époque, j’étais sympathisant du panarabisme, surtout dans sa version nassérienne. Mohamed Larbi m’interpelait déjà par ses articles sur le monde arabe. La distance qu’il mettait avec le nassérisme faisait apparaitre un patriotisme qui me semblait, à l’époque, chauvin. Al Alam était le seul quotidien arabophone, non officiel, édité au Maroc. La jeunesse des années de plomb le lisait bien évidemment. En dépit des critiques acerbes qu’on formulait à l’égard de sa ligne éditoriale et de la politique réformiste du parti de l’Istiqlal, nous n’étions pas insensibles aux écrits de Si Larbi et de ses collègues : Abdeljabar Shimi, Mustapha et Mohamed Sabbagh. Le penchant gauchiste d’une partie de la jeunesse, la mienne, détectait chez ces intellectuels de l’Istiqlal les contours d’une communauté de pensée éventuelle. Dans le jargon de ces « années révolution », on appelait cela les « intellectuels de la bourgeoisie nationale ». On croyait qu’on avait un bout de chemin à faire ensemble. Aussi, dans le cadre des activités des lycéens, le comité culturel du lycée Abdelmalek Essaâdi à Kenitra organisa un cycle de conférences auquel il invita Mostapha Kabbaj, Noureddine Sail, Ahmed Bouanani, et Mohamed Larbi Messari. C’est durant cette conférence, début des années 1970, que j’ai eu l’occasion de rencontrer en chair et en os Mohamed Larbi. On discutait du « Septembre noir» et du massacre des Palestiniens en Jordanie. Il prenait la défense de la politique arabe de « la koutla wataniya ». Mes amis et moi traitions cette coalition de « réformistes mous », voire de traitres à la question palestiniennes, décrétée à l’époque « question nationale ». Messari, sans quitter son calme et son sourire, essayait de nous expliquer la complexité de la question et les contraintes de l’action politique sous le régime marocain de l’époque. Certes, on avait suivi l’incarcération du directeur d’Al Alam, Abdelkrim Ghallab, la destruction, par les services, de l’imprimerie des journaux du parti de l’Istiqlal, et le soutien franc du journal aux grèves des lycéens, mais on était quand même « intraitables » ! Nos aînés étudiants avaient, à Rabat avec Allal El Fassi, la même attitude. Il garda son calme et leur déclara : « Je ne suis pas un progressiste, je ne suis qu’un patriote. Allez, vous les révolutionnaires, manifester dans les rues, affrontez avec vos bustes les balles des chars, et moi je vous glorifierai dans mes poèmes » ! Deux générations, deux réactions différenciées aux mêmes événements, mais une même mouvance, celle de la recherche d’une citoyenneté marocaine. Ma génération à moi était à la « recherche d’une révolution ». Il lui aura fallu plus d’une décennie pour faire sa mue vers la citoyenneté. Pour Messari et ses amis, la participation au gouvernement d’Ahmed Osmane, en 1977, leur a permis de comprendre que sans l’unité de l’opposition démocratique, tout changement au Maroc n’est qu’un mirage. En 1984, Messari était président du groupe parlementaire de l’Istiqlal, de nouveau en opposition. J’étais membre de la direction de l’Organisation de l’action démocratique et populaire (OADP). On publiait le journal Anoual. Mohamed Larbi Messari, Abdelhak Tazi, Khalid Jamaï, Abdelkrim Ghallab, etc. Des liens intimes ont été noués entre les militants du vieux parti nationaliste et la jeune organisation de gauche. Messari nous expliquait que la tactique du Makhzen pour diviser la mouvance nationale démocratique est celle de « mollir une pêche par une autre ». Il prônait donc l’unité contre la division, le dialogue contre l’injure, l’action commune contre l’éparpillement. Ce sont les bases sur lesquelles la Koutla Démocratique a été fondée en 1992. Au sein de l’état-major de la Koutla, on a travaillé ensemble. On n’était pas toujours du même avis, mais j’ai le souvenir d’un homme d’une grande capacité d’écoute, et avec ce qu’on peut appeler le souci de synthèse positive. Autant son expérience d’ambassadeur au Brésil a été un modèle de compétence et de patriotisme, autant son passage au ministère de la Communication a été entaché par les interventions malheureuses d’autres autorités. Mohamed Larbi Messari était au fond un intellectuel, un journaliste hors pair et un historien du présent. C’est sur ce dernier terrain qu’on a collaboré le plus. Au sein de la faculté des Lettres Aïn – Chock, de l’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc, et au sein de Zamane. Mohamed Larbi Messari nous a soutenus depuis les premiers numéros. Il répondait avec générosité à toutes nos sollicitations et il nous gratifiait de ses conseils. Avec son décès, le Maroc perd un grand patriote, et Zamane un ami fidèle. Quant à moi, je continuerai à croire qu’il est toujours avec nous pour faire éclore la citoyenneté marocaine.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane