J’ai été récemment interpellé par trois romans marocains en langue arabe et qui, avec des approches différentes, entretiennent un échange stimulant entre l’histoire et la fiction.Dans Un rare oiseau bleu vole avec moi, Youssef Fadel introduit le lecteur dans l’atmosphère des années de plomb, et précisément dans le contexte de la tentative de putsch de 1972 et la réclusion dans les bagnes sinistres du Sud. L’histoire fonctionne ici comme un arrière-plan que l’auteur suggère et dessine avec des petites touches. La force du roman, c’est de décrire, dans le menu détail, des pans du vécu et du monde intérieur d’un couple à peine uni et qui se trouve brisé par l’événement. Avec une écriture dépouillée, le roman fait alterner les espaces, les temps et les voix. Entre le bar d’Azrou, la base aérienne de Kénitra et la prison occultée par l’institution judiciaire. Entre le moment de la rencontre et le temps interminable de la séparation, de la déshumanisation, de l’attente, et des fausses promesses. Dans Loin du vacarme, près du silence, Mohamed Berrada imagine un jeune chômeur diplômé en histoire, sollicité par un historien et ancien militant nationaliste d’un certain âge, pour enregistrer des témoignages pour un projet d’ouvrage en attente. Et voilà que chemin faisant, le jeune aide-historien se rend compte que pour faire revivre une évolution historique, l’approche classique est moins signifiante qu’un choix de récits de vie qui ne négligent pas « le côté cour » de la vie privée dans ses intérieurs et ses replis.
L’aide-historien prend le rôle de romancier malgré lui ; il choisit trois profils qui diffèrent par leur appartenance générationnelle, leur manière de vivre l’engagement politique et le rapport amoureux. Au fil du roman, nous revisitons le monde romanesque que Berrada retisse depuis Le Jeu de l’oubli. C’est le thème de la déception d’une histoire en deçà des projets ambitionnés par les luttes d’autrefois. L’auteur pose de temps à autre les repères d’une trame d’histoire politique vécue à partir d’une expérience visiblement liée à la mouvance ittihâdia et faite de recommencements du cycle radicalisation / répression / tractation / récupération / relégitimation. L’auteur nous livre aussi des méditations sur la complexité des relations entre l’action et l’écriture, entre le réel et l’imaginaire. J’en arrive enfin à Abderrahim Lahbibi, et son roman Le voyage lointain d’El Abdi. Comme Mohamed Berrada, l’auteur utilise la technique littéraire de « la mise en abyme ». Le narrateur, un habitué d’un grand marché de brocante dans la périphérie de Safi, tombe sur un mystérieux manuscrit anonyme et incomplet qui suscite sa curiosité. Il essaie d’abord d’en faire une édition critique dans le cadre d’une thèse, mais il essuie le refus du professeur contacté à cet effet. Il décide alors de nous livrer le texte en question après, dit-il, un long travail de compréhension et de vérification.
Le roman réutilise et subvertit une forme de narration qui appartient à la tradition culturelle marocaine, à savoir le récit de voyage aux Lieux Saints (rihla hajjia). Contrairement à la structure habituelle qui réduit ce genre de récit à une nomenclature de rencontres entre le voyageur – disciple et les maîtres du‘ilm et de la tarîqa (sciences religieuses et soufisme), l’espace du voyage devient dans ce roman un microcosme de la société marocaine traditionnelle, du système makhzanien, et d’un moment imprégné par l’imminence de la domination coloniale. Quels rapports avec l’histoire ? Il me semble que le premier roman met la fiction au service de la mémoire, alors que le second est plus proche du témoignage, et le troisième plus proche du roman historique. Ce dernier choisit en général, soit de raconter un événement attesté ou la vie d’un personnage « historique » en comblant les vides par des éléments imaginaires, soit de faire revivre une conjoncture historique attestée, en y situant des personnages « vrais » sans qu’ils soient forcément « réels ». Par ailleurs, un roman bien pensé et bien documenté peut tout aussi bien situer son univers au présent et accéder au statut de témoignage historique sur son époque.La production marocaine dans ce domaine ne bénéficie pas de la réception critique qu’elle mérite et n’a pas fait l’objet d’une évaluation sereine. Il faut aussi reconnaître que certaines œuvres fortes sont passées quasi inaperçues, faute d’affinité avec des chapelles soigneusement relayées par les médias littéraires.Le dialogue du roman avec l’histoire mobilise le passé pour enrichir notre mémoire et notre imaginaire collectifs. Pour les historiens, la fréquentation du roman devrait donner une plus grande créativité dans la construction des objets d’étude, et limiter l’aridité de l’histoire conçue sous l’angle de l’exercice universitaire.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane