Ainsi dit Hamlet (Time is out of joint). Nous y sommes. La porte, qui doit ouvrir ses battants vers un monde de liberté et de bonheur, est détraquée. Nous vivons dans un monde sans repères, sans balises, sans paradigmes, sans rêves, et on ne sait vers où on va. Fini la berceuse de la fin de l’Histoire et le triomphe des idées libérales, du Marché et de la démocratie. Nous sommes dans un dérèglement du monde, où l’économie n’arrive pas à trouver son poncif. Les recettes néolibérales ont poussé le monde à la gueule de bois, après l’euphorie de la mondialisation heureuse, en sus du dérèglement écologique, du réchauffement climatique. L’ordre mondial post Deuxième Guerre Mondiale est bafoué par ceux-là mêmes qui l’ont posé. Qui a cure des Nations-Unies, du multilatéralisme ou des engagements pris ?
Il y a de cela quelques semaines, un livre venait de paraitre par deux grands chercheurs américains, Ivan Rastev et Stephen Holmes, qui faisaient le topo sur les 30 ans de la chute du mur de Berlin, avec un titre révélateur : « La lumière qui a échoué » (The light that failed). Le bilan qu’ils font de l’imperium américain pendant ces 30 années est sans équivoque : c’est un échec. L’angoisse le dispute désormais au triomphalisme aussi bien en Europe que dans les pays « libérés » du joug soviétique. Quant à cette aire proche de l’Europe, qui lui est mêlée historiquement et imbriquée socialement, la nôtre, c’est le désarroi.
On venait de suivre, par mimétisme, la « voie royale » tracée par les Etats Unis. Des MacDo là où il y avait les effigies de Lénine, des petites recettes de libéralisme et de jeu de Poker, jusqu’en 2008 où la machine a été détraquée. L’Occident consomme plus qu’il ne produit et s’arroge toujours le droit de mener le monde. Il y a dol. Comment peut-il continuer à être faiseur de normes ?
Les deux chercheurs, échaudés, nous conseillent ou conseillent le monde, à reprendre à partir de 1989. Le néolibéralisme n’était qu’une contrefaçon du libéralisme. Le libéralisme post-communisme n’a pas encore vu le jour. Une forme de récap’ des idées de Fukuyama. En changeant l’ordre. Ce n’est pas la fin de l’histoire, mais son recommencement. Qui pourrait croire à la fable ?
Il y a, certes, un déjà-vu dans ce que vit le monde, quand en France, depuis la Restauration (1815), le règne de l’argent, au nom de la liberté, a éclipsé les valeurs des Lumières.
Le libéral De Tocqueville, alors député, avait pressenti la crise et l’ordre s’est effondré un février 1848 comme le nôtre en 2008. Un jeune philosophe allemand, du nom de Karl Marx, vivant en France à l’époque, avait trouvé un malin plaisir à décortiquer l’imbroglio français dans une série d’articles qui nous aideraient à mieux comprendre le monde d’aujourd’hui. L’antidote à un monde où la liberté prend des contours débridés, est l’égalité ou la justice. La liberté sans mécanisme de justice est une invite à la loi de la jungle, où le fort dévore le faible. Avec son consentement.
La contre-révolution de juin 1848 a tiré les conclusions du magister de l’Argent et s’est attifée d’une autre valeur, sans laquelle aucun ordre social ne peut exister : la solidarité ou la fraternité.
De nos jours, ce ne sont pas des poncifs qui nous le rappellent, mais la rue. Ni le marché, ni la loi, ne peuvent seuls réguler les rapports sociaux, sans les valeurs de solidarité et, plus important, des mécanismes susceptibles de les mettre en place.
On a souvent parlé de la défaite de la pensée, de la démission de l’intellectuel. Peut-être. L’étonnant, ce n’est pas que l’intellectuel partage l’air du temps, mais qu’il en soit la proie. Il le fut. Un peu de distance par rapport au tintamarre des politiques en vue peut-être de remettre la porte dans son gond. L’idée de justice n’est pas superflue, et si cela ne chiffonne pas vos oreilles, le socialisme n’est pas mort et pourrait ressusciter. De même que les classes et leurs luttes, qui reviennent un peu partout.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane