Décembre 2012
L’événement qui a le plus retenu mon attention est, sans conteste, la naissance de la nouvelle constitution égyptienne. L’accouchement a été compliqué, nécessitant une césarienne. Le président Mohamed Morsi s’est octroyé des pouvoirs instituants pour forcer cette naissance contestée. Pour comprendre l’imbroglio égyptien, je rappelle les faits suivants : les élections législatives gagnées par les islamistes ont été invalidées par la Haute cour constitutionnelle (HCC). Le parlement qui en a résulté a été dissous. Or, c’est ce parlement qui a institué l’Assemblée constituante chargée de la rédaction du projet de nouvelle constitution. Des formations politiques « civiles » ont accepté, dans un premier temps, de siéger dans cette instance en tant que minorité. Les islamistes, surtout les Frères musulmans du Parti liberté et justice (PLJ), avaient promis que la démarche consensuelle primerait sur celle, qualitative, de majorité/minorité. D’autres forces sociales civiles ont préféré saisir la Haute cour constitutionnelle et l’interroger sur l’aptitude de l’Assemblée constituante à rédiger un projet de constitution alors qu’elle émanait d’un parlement dissous. Ce sont là les termes du problème juridico-politique. Le mois de novembre 2012 allait connaître plusieurs développements et une sorte d’accélération du temps égyptien. D’abord, les islamistes de l’Assemblée constituante n’ont laissé à leurs collègues civils que de minces marges de manœuvre. Ces derniers, après plusieurs avertissements, ont fini par se retirer de la constituante. Ensuite, la HCC se dirigeait vers une invalidation de l’Assemblée constituante. Elle enchaînait les séances de délibération et s’apprêtait à rendre son verdict. Enfin, le président Morsi, fort de la légitimité populaire qui l’a consacré, a édité un protocole constitutionnel qui lui léguait provisoirement tous les pouvoirs, notamment celui de diriger l’autorité judiciaire. Ces développements conjugués ont enflammé l’Egypte durant presque sept semaines. La majorité des magistrats égyptiens ont dénoncé le protocole constitutionnel et la mainmise du président sur la justice, notamment sa nomination d’un nouveau procureur général de la république. Cet acte a été jugé illégal par les magistrats, car seul le Haut-conseil de la magistrature est habilité à nommer.
Les forces civiles, initiatrices du printemps égyptien, ont retrouvé la place Tahrir et mobilisé différentes forces politiques, artistiques et religieuses. Elles ont dénoncé les dérapages despotiques du président et réclamé l’abrogation immédiate du protocole constitutionnel. Enfin, elles ont organisé un rassemblement-campement devant le palais présidentiel et ont juré qu’elles ne quitteraient pas la place sans avoir obtenu gain de cause. Le champ médiatique s’est enflammé à son tour. La chaîne Al Jazeera a pris la défense de Morsi et des islamistes, tandis qu’une dizaine de chaînes égyptiennes se sont rangées derrière les forces civiles. Une deuxième révolution pointait son nez. Les forces islamistes ont réagi pour défendre leurs acquis. Elles ont mobilisé leurs adeptes et leurs bases, et ont fait corps avec le président élu. Elles ont développé un discours légitimiste et une pratique d’affrontement. L’unité nationale qui caractérisait la révolution du 25 janvier 2011 s’est brisée en deux camps. Celui qui réclamait la construction d’un Etat civil où la séparation des pouvoirs est une règle fondamentale, avec entre autres une autorité judiciaire indépendante et un champ médiatique totalement libéré. En face, il y avait le camp islamiste, fort de sa victoire par les urnes et de son appropriation de la présidence de la république, en plus bien entendu de sa lecture de l’islam partagée par de larges couches populaires.
Chaque camp s’est mobilisé en masse. Une course contre la montre s’est engagée, sur tous les fronts. Des groupes islamistes ont bloqué les accès de la Haute cour constitutionnelle, empêchant les juges de statuer sur la validité de la constituante. D’autres islamistes ont organisé un blocus autour des deux chaînes de télévision qu’ils considéraient les plus hostiles. Quant aux forces civiles, elles ont été obligées, sous la pression de la rue, de dépasser leurs divisions, de former le Front du salut national (FSN) et d’harmoniser leurs discours. L’Egypte est apparue au monde comme divisée en deux mouvances. L’une conservatrice, islamiste et forte de sa légitimité par les urnes. L’autre civile moderniste, et forte de ses groupes agissants : les magistrats, les femmes, les journalistes, les coptes chrétiens et les jeunes de la révolution du 25 janvier. Deux Egypte, deux référentiels, deux intelligentsias et deux peuples. L’Egypte ne faisait pas l’économie d’un affrontement politico-culturel, des plus poignants. Dans la foulée de ces événements exceptionnels, une avancée de taille allait s’opérer. Le champ religieux a commencé à s’affranchir de la tutelle des politiques. Durant les prières du vendredi, des imams ont refusé les directives du gouvernement Morsi, tandis que des pratiquants, dans diverses mosquées, se sont insurgés contre des imams qui donnaient, dans leurs prêches, des consignes de vote pro-Morsi. Dans ces hauts lieux de prières et de méditation, naissait une tendance à la séparation du religieux et du politique. C’est une évolution de taille au niveau des mentalités dans l’espace arabe. Au-delà du résultat politique de l’affrontement entre les deux camps, une rupture culturelle est à l’ordre du jour. Un humanisme musulman semble s’engendrer en Egypte. Il ne sera pas sans conséquences dans le reste de l’espace arabe. C’est peut-être une nouvelle Nahda (renaissance).
Janvier 2013
Au Maroc, en revanche, la parenthèse du 20-Février est bien fermée. La crise financière et économique s’aggrave. L’espace des contestations s’élargit. Mais l’action sociale se perd dans la dispersion, tandis que la politique descend au-dessous de zéro !
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane