La récente intervention militaire française au nord du Mali redessine les enjeux dans la région du Sahel. Le Maroc partage depuis des siècles des liens profonds avec Tombouctou. Quel rôle doit-il jouer dans l’actuel conflit ?
Une guerre, c’est comme un accident, cela n’arrive qu’aux autres. Cette fois, les « autres » ne sont pas si loin de nous. Bien que le Maroc et le Mali ne partagent pas de frontières communes, les ingrédients du conflit actuel ne nous sont pas tellement étrangers. Aujourd’hui, la question du séparatisme touareg semble être noyée par la déferlante islamiste. Ainsi, ce qui n’était alors qu’un conflit identitaire depuis les années 1970 opposant les mouvements touaregs du Nord du pays au pouvoir central de Bamako, est devenu en quelques mois le fief autoproclamé des forces intégristes islamistes, plus ou moins affiliées à l’idéologie d’Al Qaïda. Structurés depuis la chute du régime libyen de Mouammar Kadhafi, des groupes autonomes comme le MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest) et Ansar Eddine ont saisi l’occasion pour donner à l’instabilité du Nord-Mali une dimension idéologique et religieuse. En réalité, ces groupes qui ont rapidement évincé le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) sont un curieux mélange d’activistes arabes (éléments d’AQMI) et de combattants locaux maliens embrigadés. Cette implantation de la mouvance islamiste est favorisée par une conjoncture multiple. L’instabilité politique du Mali d’abord, qui a débuté avec le renversement du régime du président Amadou Toumani Touré le 22 mars 2012. La chute du régime du colonel Kadhafi ensuite, qui a profité aux flux d’armes et de combattants dans la région. La nouvelle orientation prise par AQMI (Al Qaïda au Maghreb islamique, qui succède au Groupement salafiste pour la prédication et le combat – GSPC) depuis la fin de la guerre civile algérienne l’oblige à s’implanter dans la région du Nord-Mali pour pouvoir générer des revenus grâce aux nombreux trafics et à la prise d’otages de ressortissants occidentaux dans le Sahel. Enfin, peuvent être cités également les accords de Tamanrasset en 1991 qui, sous la médiation d’Alger, ont convenu d’une démilitarisation du Nord du Mali suite à des tensions entre la rébellion touareg et Bamako. L’Histoire semble donc avoir préparé le terrain à ce qui est devenu aujourd’hui une guerre internationale suite à l’intervention française. Tous ces éléments évoqués ne sont pas une donne inconnue au Maroc. L’extrémisme et le séparatisme sont même les principaux défis qu’affronte l’Etat chérifien. Au-delà de ces considérations géopolitiques contemporaines, le Maroc et le Mali entretiennent depuis des siècles des relations presque intimes. Les caravanes reliant Marrakech et Tombouctou en passant par Sijilmassa, relèvent d’une entente stratégique primordiale entre les deux régions. Moins cordiale est l’invasion de l’empire Songhaï par Al Mansour Addahbi à la fin du XVIe siècle. Un rapport de force dominant-dominé qui a néanmoins abouti à une réunification territoriale des deux peuples. A l’époque, la prière à Tombouctou se faisait au nom du sultan marocain. Au final, le Maroc ne peut se prétendre indifférent à la situation actuelle du Nord du Mali. Mais quels sont les enjeux pour le royaume ? Quels sont les intérêts et les risques à prendre partie dans un conflit qui, malgré les apparences, nous concerne tous ?
En quoi peut-on dire que le destin du Mali et du Maroc sont liés ?Khalid Chegraoui : Il est évident que le Mali est un espace très important pour le Maroc. D’abord sur le plan historique puisque cette région du Sahel, plus précisément celle du bassin du Sénégal et celui du Niger, nourrit des échanges de toutes sortes avec l’Afrique du Nord depuis de nombreux siècles. Il existe des textes datant du IXe siècle qui illustrent la proximité entre les deux régions. Ces documents sont écrits en arabe et donc sont postérieurs à l’arrivée de l’islam au Maghreb. Mais nous savons que l’on peut remonter bien plus loin dans l’Histoire pour établir un échange nourri. D’ailleurs des traces archéologiques, notamment des gravures rupestres retrouvées au sud du Sahara et dans les montagnes de l’Atlas, semblent être identiques. Bien entendu les deux régions ont été confrontées à des tensions au cours du temps, surtout au moment de l’invasion de l’empire Songhaï en 1591 par les Saâdiens, mais je pense que l’ont peut qualifier la relation qui les lie d’exceptionnelle. Même depuis que le Maroc et le Mali ont vêtus le costume d’Etat-nation, dans un passé très récent, les relations demeurent intimes. Par exemple, une bonne partie de l’aristocratie de Tombouctou conserve toujours ses racines marocaines. La pratique religieuse est également troublante de similitude, je pense notamment au courant malékite. Les mêmes méthodes et corpus sont ainsi utilisés dans les écoles coraniques. Le culte des saints et l’importance des zaouïas prouvent également que sur le champ religieux et social, les deux pays partagent beaucoup de points communs. Les enjeux actuels sont liés à ceux du passé. Lorsque des mausolées sont détruits à Tombouctou, c’est quelque part aussi le patrimoine marocain qui est attaqué. De plus, dans l’espace saharo-sahélien, la proximité des frontières implique géographiquement le Maroc dans le conflit actuel. Même si les deux pays ne sont pas limitrophes, le Mali partage de longues frontières avec nos voisins immédiats. L’Algérie sur plus de 1000 kilomètres, avec laquelle nos relations sont conflictuelles, et aussi la Mauritanie sur 2500 kilomètres, avec laquelle nous avons l’habitude de souffler le chaud et le froid. Tout ce qui touche à la stabilité de ces deux frontières concerne automatiquement le Maroc, en particulier quand il s’agit de la Mauritanie.
Abdelouhab Maâlmi : L’enjeu historique est évident. Aujourd’hui, le Maroc est à mon sens impliqué malgré lui dans ce conflit. N’oublions pas que le royaume est membre non permanent du Conseil de Sécurité de l’ONU et que, par hasard au mois de décembre, son tour est venu pour en prendre la présidence. Il est donc naturellement invité à jouer un rôle dans la question malienne. Cette position est pour le moins inconfortable pour le Maroc. Il a été impliqué dans toutes les réunions à ce sujet, il est donc en partie tenu pour responsable. De plus, le Maroc est également membre observateur de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), ce qui le place en position légitime pour évoquer le conflit. Je pense donc que si tous ces concours de circonstances n’existaient pas, nous serions plus éloignés de la question du Nord-Mali car, après tout, la zone de conflit est bien éloignée de nos frontières. Cette fois, le Maroc n’a pas pu échapper à la sollicitation des Etats africains et des grandes puissances. Je ne vois qu’une seule bonne raison qui nous aurait poussé à émettre un avis, et c’est une réponse à la position officielle de l’Algérie, qui souhaitait être non interventionniste. Jusqu’au mois de novembre, le Maroc a bien voulu jouer la carte maghrébine, c’est-à-dire un alignement sur la position de l’Algérie. Par voie de conséquence, le royaume a subi la pression de quelques pays africains et surtout de la France pour se démarquer et soutenir l’intervention. Tout ceci avec la difficulté de la tâche diplomatique liée à l’accélération des événements au Nord du Mali et en Algérie. Même si le Maroc est bousculé, à aucun moment l’urgence ne l’a obligé à participer autrement que par voie diplomatique. Du moment que personne ne lui demande de s’investir sur le plan militaire, il n’y a aucune raison de le faire. A mon sens, le Maroc a fait ce qu’attendaient de lui les Etats concernés, c’est-à-dire convaincre la communauté internationale de l’intérêt d’intervenir au Mali.
Comment se positionne le Maroc sur une question aussi sensible que celle du séparatisme ? Ne sommes-nous pas prisonniers du prisme du dossier du Sahara ?
K.C. : La question du séparatisme, et non pas seulement au Mali, a toujours suscité l’intérêt du Maroc. Nous avons eu d’ailleurs beaucoup de problèmes par rapport à notre position sur la question du Sud-Soudan. L’astuce utilisée par l’Etat était d’envoyer une délégation d’un parti politique, en l’occurrence l’USFP, afin de reconnaître l’indépendance de ce nouvel Etat, tout en évitant de rendre ce choix trop officiel. C’est une obsession marocaine de chercher à établir d’éventuels parallèles entre les cas de séparatisme et le dossier du Sahara.
A.M. : Je ne pense pas que le Maroc soit otage du dossier du Sahara sur la question malienne. Lorsque le MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad, ndlr) et les islamistes ont menacé le pouvoir central de Bamako, notre avis était le même que l’immense majorité des autres pays, c’est-à-dire dénoncer une situation intolérable. Ce genre de séparatisme est celui que tous les Etats-nations refusent. Dans la stratégie diplomatique du Maroc, les efforts consentis à l’échelle de l’Afrique visent à sortir de l’isolement. Nous sommes encore le seul Etat du continent à ne pas être membre de l’OUA (Organisation de l’union africaine, ndlr). Finalement, n’oublions pas les intérêts économiques dont dispose aujourd’hui le Maroc dans cette région d’Afrique. Les enjeux fondamentaux reposent sur des données bien concrètes.
K.C. : L’intangibilité des frontières est un problème que même de nombreux pays africains ne peuvent respecter. Les exemples de séparatisme ne manquent pas depuis les indépendances africaines. Peut-être que l’exemple du Nord-Mali sera un précédent qui permettra de penser autrement la notion d’Etat-nation en Afrique. Car en ce moment la situation est confuse. Savez-vous que le problème identitaire au Mali est bien plus visible et facile à étudier que ne l’est celui des Sahraouis ? Sur le principe, l’Algérie devrait avoir le même type de revendication envers les Touaregs du Mali. Quant au Maroc, nous avons la fâcheuse tendance à prêcher notre cause auprès de convaincus. Nous faisons du surplace diplomatique.
Quel rôle pour l’Algérie, acteur clé du conflit ?
K.C. : Au nord du Mali, l’Algérie semble encore vouloir brouiller les cartes. Nous savons aujourd’hui qu’une main algérienne, quelle qu’elle soit, manipule les groupements séparatistes. D’ailleurs les efforts d’Alger sur l’avenir du peuple touareg ne datent pas d’aujourd’hui. Au départ, il n’était pas question d’islamisme. L’enjeu de la région était concentré seulement sur la question des Touaregs. Le problème posé n’était qu’identitaire, lié à l’ethnie, la langue et le territoire. Ce mouvement date de l’indépendance du Mali et a toujours été pimenté au fil du temps par les interventions algériennes, surtout sous couvert de médiation. La résolution de Tamanghasset en 1991 et les Accords d’Alger de 2006, pensés par l’Algérie, suggéraient au Mali de retirer des troupes du nord de son territoire. Nous nous sommes donc retrouvés avec un terrain nettement plus propice à un soulèvement qu’il ne l’était auparavant. Par ce biais, Alger a cherché à régler l’un de ses principaux problèmes internes, à savoir se débarrasser des combattants du GSPC (Groupement salafiste pour la prédication et le combat, ndlr). Au lieu d’entamer une réelle politique de réinsertion, l’Algérie a préféré repousser ses ennemis au sud de ses frontières. A mon sens, elle ne considère l’espace saharien que comme un refuge pour ses islamistes. Sur la base d’un accord tacite, l’Algérie tolère AQMI du moment que ses sites pétroliers et gaziers sont en sécurité. Par ailleurs, n’oublions pas que cet espace est aussi celui de trafics en tout genre. Je n’irais pas jusqu’à dire que l’Algérie contrôle ces zones de trafic, mais plutôt qu’il existe des interférences et des manigances d’un côté et de l’autre de la frontière sud. Nous pouvons également ajouter à ce système que l’apport des Touaregs a permis d’alimenter et de réguler ce trafic de contrebande, notamment d’armes.
A.M. : Je ne suis pas tout à fait d’accord avec l’analyse de M. Chegraoui sur la politique de l’Algérie. A mon avis, son jeu n’est pas aussi trouble qu’il le décrit. L’Algérie a tout d’abord des préoccupations sécuritaires. Les Touaregs sont partagés entre cinq Etats. Cette communauté est d’origine arabo-berbère, utilise l’alphabet tifinagh et se réclame de la famille amazighe. A l’image de la communauté kurde en Europe et au Moyen-Orient, il est difficile de trouver une solution viable. Il est vrai que le mouvement pour l’autonomie d’une région touareg existe depuis les indépendances. Mais je pense que l’Algérie n’aurait pas pris le risque de le soutenir, de peur que ses propres Touaregs ne profitent de l’occasion pour réclamer les mêmes conditions au sud. Par conséquent, il me semble que l’enjeu fondamental pour l’Algérie est simplement de sécuriser et stabiliser au maximum ses frontières. Après une longue guerre civile et avec un territoire aussi vaste, l’obsession sécuritaire algérienne peut s’entendre. AQMI et les courants islamistes radicaux restent la bête noire d’Alger. Ceux qui n’ont pas rendu les armes ont tout simplement fui hors des frontières algériennes. Depuis les invasions de l’Afghanistan et de l’Irak, puis la chute du régime de Kadhafi, les mouvements radicaux se déplacent différemment. Pour résumer, l’Algérie s’est montrée légèrement conciliante avec le mouvement touareg mais a adopté une ligne dure envers AQMI et ses nébuleuses.
Ansar Eddine est un mouvement qui prône la charia au nord du Mali. Le jihadisme du MUJAO active son champ d’action en Afrique de l’Ouest. AQMI agit au Maghreb. Nous pouvons donc conclure que la répartition entre les mouvances extrémistes s’opère sur une base géographique, avec néanmoins quelques différences dans l’idéologie. Les pays impliqués dans l’affaire du Nord-Mali ont tout de suite essayé de faire la différence entre les nébuleuses directement liées à AQMI et les autres, relativement indépendantes.
K.C. : Je maintiens mon point de vue sur l’Algérie, tout en validant ses préoccupations légitimes quant à la sécurisation de ses frontières. Mais du moment que l’Algérie refuse toute intervention près de ses frontières, c’est qu’elle désire garder quelque peu le contrôle sur les politiques qui l’intéressent. Depuis 1965 et la politique de Boumediene, l’Algérie a tendance à s’immiscer dans les affaires des pays de la région.
A.M. : Son refus ne concernait que l’intervention militaire de puissances occidentales. La position de l’Algérie était claire, elle prônait une solution politique.
K.C. : Au départ, une implication militaire africaine n’était même pas dans les plans, et de toute façon, de quelle solution politique parlons-nous ? A mon sens, le problème est bien trop complexe.
A.M. : C’est bien pour cela que ce pays refuse toute forme de rébellion à proximité de ses frontières. Ce n’est pas un hasard si Alger a mis autant de temps à reconnaître le gouvernement national de transition en Libye. La prise d’otage d’In Amenas est exactement le genre de conséquence que redoute le pays.
Justement, à propos de l’actualité, pouvez-vous nous décrire la situation sur le terrain et la façon dont elle peut évoluer ?
K.C. : Avant même la création du MUJAO et de Ansar Eddine, AQMI et le mouvement touareg se sont retrouvés à partager un espace commun. Cette zone n’a pas été disputée sur le terrain idéologique, mais a permis au contraire au deux camps de s’adonner au trafic. Les islamistes avaient besoin des Touaregs pour leur maîtrise du terrain et des flux et, à l’inverse, les Touaregs ont trouvés auprès d’AQMI une logistique économique et de communication qui leur manquait. C’est seulement par la suite que le MNLA s’est trouvé une revendication politique et a dû solliciter l’aide appuyée des islamistes. C’est le début de l’imbroglio et l’apparition de Ansar Eddine et du MUJAO. Ce dernier n’est d’ailleurs que le fruit d’une scission avec la direction historique d’Al Qaïda, alimentant ainsi leurs propres contradictions. Le reproche fait à AQMI est justement de nouer des liens que le MUJAO juge illicites avec l’appareil sécuritaire algérien.
Les Touaregs ont finalement perdu leur pari car chacune des parties a élaboré un agenda qui ne va pas dans le sens d’une alliance. De plus, le MNLA est trop faiblement armé pour prétendre contester la supériorité des islamistes, qui auraient rassemblé ces dernières années un butin de guerre de l’ordre de 180 millions d’euros, grâce aux prises d’otages et aux trafics. Ce trafic implique les armes, les clandestins, la contrebande de cigarettes et de téléphones cellulaires.
A.M. : Parmi les faits qui ont déclenché l’intervention de Paris, il est encore très difficile d’analyser la stratégie de l’offensive islamiste – Ansar Eddine principalement, suivi du MUJAO –, sur Kona et ses vallées. Peut-être cherchaient-ils à se positionner en force en vue de futures négociations, mais ils auraient dû se douter que la France ne leur permettrait pas cette avancée. Car lorsqu’on parle de la prise de Kona, autant dire s’ouvrir la route de Mopti et donc avoir Bamako en ligne de mire. Sur le plan de la stratégie conventionnelle, cette décision reste un mystère. Concernant l’aspect humanitaire, il existe aujourd’hui deux types de réfugiés. Ceux qui fuient les combats, mais aussi ceux que l’on appelle les réfugiés économiques. Le cumul des deux risque d’atteindre un nombre aberrant dans les prochaines semaines.
Par Sami Lakmahri