Mandaté par le général Lyautey pour observer et réformer les institutions juives du Maroc, ce spécialiste en études hébraïques va progressivement se transformer en agent sioniste, jusqu’à exaspérer la Résidence générale qui le prie de quitter le pays.
Qui était Nahum Slousch ? Si l’on sait beaucoup de choses de ses travaux sur le judaïsme marocain et de ses propositions sur la réforme des mellahs marocains, quelques doutes subsistent sur ses intentions réelles quand il a débarqué au Maroc au début de la Première Guerre mondiale pour compléter des études sur le judaïsme marocain. Surtout, on ne sait pas de science exacte si, durant ses pérégrinations scientifiques au Maroc, il suivait un plan secret ou s’il était simplement animé, comme il ne cessera de le dire, d’un bon sentiment envers ses coreligionnaires marocains.
D’Odessa à Paris
Intellectuel, spécialiste en études hébraïques et responsable d’une revue scientifique parisienne (La Revue hébraïque) dans les années 1910, Nahum Slousch a été fortement soupçonné par les autorités du protectorat français au Maroc d’être un agent « sioniste » en mission au Maroc. Etait-ce vrai ? Des documents d’archives exhumés récemment par Zamane révèlent une forte méfiance de l’administration française au Maroc, et en tout premier lieu du résident général, le général Hubert Lyautey, envers Slousch qui, bien avant l’instauration du protectorat, connaissait déjà notre pays.
Nahum Slousch est avant tout un érudit, un observateur méticuleux de l’histoire des populations juives. Né en 1872 à Odessa, ville ukrainienne de l’Empire russe, il fait ses études primaires dans une école locale et est initié aux études rabbiniques par son père. A l’âge de 19 ans, une organisation sioniste russe l’envoie en Palestine pour fonder une colonie. C’est durant ce voyage qu’il fait connaissance avec le monde arabe. Partisan de Théodore Herzl, il restera toute sa vie fidèle à l’auteur de L’Etat des Juifs. En 1898, il part s’installer en Suisse où il étudie les belles-lettres et la philosophie à l’Université de Genève. Sur place, il fonde avec d’autres activistes juifs la Fédération suisse des sionistes. Deux ans plus tard, Nahum Slousch se rend à Paris où il devient correspondant de plusieurs journaux sionistes. Il se lance alors dans une course effrénée aux diplômes et publie à tout-va des études et des relations de voyages. Sa thèse de doctorat, obtenue en 1903, s’intitule La Renaissance de la littérature hébraïque. Entre-temps, il ne cesse de participer à toutes les grandes congrégations sionistes internationales.
En 1905, après la création, un an plus tôt à Tanger, de la Mission scientifique du Maroc par Alfred Le Chatelier, celui-ci invite Nahum Slousch au Maroc, où il le charge d’écrire l’histoire des juifs marocains et de réunir une documentation historique à cet effet. Il se cantonne aux villes sans pouvoir pénétrer à l’intérieur du Maroc, hostile à la présence étrangère, où il soupçonne les restes vivants d’un judaïsme doublement millénaire. Grâce à Alfred Le Chatelier, Slousch, devenu citoyen français, découvre donc les populations juives dont il étudie le comportement et les caractéristiques pour les publier plus tard dans plusieurs revues scientifiques.
La communauté juive à la loupe
En 1913, le général Lyautey, résident général de la France au Maroc, qui a lu ses travaux, fait appel à lui pour une vaste enquête sur la population israélite. Lyautey veut réformer les institutions juives du Maroc et, pour cela, il a besoin de connaître en profondeur le judaïsme marocain. Nahum Slousch est l’expert qu’il faut et il s’y attelle.
Grace à la « pacification » qui avance à pas de géant, il accède enfin à l’intérieur du Maroc, dans des régions jusque-là inaccessibles aux Européens. Il se rend aussi dans le Nord espagnol et dans les îles Canaries. Il estime la population juive marocaine à 145 000 âmes, sur une population totale de 5 millions de Marocains, toutes confessions confondues. La plupart, 115 000 personnes, vivent sous protectorat français, et le reste, quelque 28 000 personnes, vivent dans le Nord ; 17 000 sont soumis au protectorat espagnol et 11 000 résident dans la cité internationale de Tanger, où tout en restant « sujets directs du sultan », note Slousch, ils « jouissent de nombreuses libertés ». Dans la partie française, 11 000 juifs marocains habitent Casablanca, 4 000 à Rabat, 3 000 à Mazagan (El Jadida) et 2 000 à Safi. Contrairement à certaines idées reçues, si Fès abrite une très importante communauté, avec 10 000 âmes, la plus grande ville juive du Maroc est indubitablement Marrakech avec 18 000 personnes, suivie de son pendant atlantique Mogador (Essaouira), qui compte 14 000 Juifs. Slousch découvre l’existence de sociétés secrètes sionistes très actives à Fès, Meknès et Séfrou et qui sont à l’origine d’une très forte émigration juive marocaine vers la Palestine. Il garde pour lui cette information qu’il ne révélera que plus tard dans une lettre d’adieu à Lyautey. Sur le terrain, Slousch remarque que tous les juifs marocains son exempts d’obligations militaires, mais qu’ils manquent d’organisation. Il conseille la création d’un comité communal, d’une commission d’éducation et l’établissement d’un tribunal de rabbins. Mais il va plus loin en recommandant une représentation politique afin, écrit-il, de « régulariser la situation légale des juifs qui avaient à souffrir du défaut de représentation reconnue et de l’arbitraire des autorités de l’ancien régime ». Au passage, il s’en prend à « certains rabbins et notables » de la communauté juive qu’il accuse de profiter de cet état des choses. Néanmoins, il reconnaît qu’il existe un efficace réseau d’écoles de l’Alliance israélite (22 au total, dont la première a été ouverte dans la deuxième moitié du XIXe siècle), que les juifs ont « presque tous un emploi » et que « la pauvreté a considérablement diminué chez eux » depuis la pénétration française. Slousch soutient la colonisation. Il approuve le recrutement par l’intendance militaire française de juifs puisqu’il considère que la France constitue un gage de sécurité et d’émancipation pour ses coreligionnaires marocains. Les termes qu’il utilise pour identifier les Marocains qui résistent à l’occupation ne sont pas très nuancés : « agitateurs », « barbares », « fanatiques », etc.
Des « garanties » pour les juifs
Il convainc ainsi la Résidence générale d’accorder des terres aux juifs afin qu’ils puissent s’installer en dehors des mellahs. Il obtient aussi que des « garanties » leur soient données quand ils ont affaire aux « tribunaux indigènes », c’est-à-dire aux juridictions judiciaires qui dépendent du sultan. Des avancées dont il s’octroie le mérite et dont ne bénéficient pas, signale-t-il, les juifs tunisiens par exemple. L’une des propositions de Nahum Slousch est de naturaliser en masse les juifs marocains et tunisiens à l’instar de leurs coreligionnaires algériens, devenus français depuis le décret Crémieux de 1870.
Tout va donc très bien pour Slousch au Maroc. Sa mission est renouvelée chaque année et il a l’oreille de Lyautey. Le gouvernement français le charge même d’une mission de propagande aux Etats-Unis auprès de la communauté juive américaine, une opération qu’il mène avec succès. Mais à la fin de 1916 se produit un coup de théâtre. Le général Henri Gouraud qui remplace Lyautey, nommé ministre de la Guerre dans le gouvernement d’Aristide Briand, demande son départ du Maroc. Il le justifie en mettant en avant plusieurs incidents, des déclarations faites par l’intéressé qui jettent le trouble dans l’administration française. Au cours d’un séjour à Fès, au mois d’octobre 1916, Nahum Slousch, oubliant sa mission scientifique, se transforme soudainement en activiste politique. Devant ses coreligionnaires, il préconise une organisation « autonome » des juifs marocains, c’est-à-dire une structure plus proche de la France et éloignée de l’Empire chérifien. La communauté juive, conseille-t-il, devrait par la suite s’émanciper également de la France.
Par ici la sortie
Dans la foulée, Slousch exhorte ses coreligionnaires à exiger la « justice », à défendre la création d’une patrie nouvelle et, comme il l’avouera plus tard dans une longue lettre à Lyautey, à refuser le compromis d’un foyer juif en Ouganda (offre de l’Angleterre), en Angola (offre du Portugal), et même en Cyrénaïque (offre de la Turquie). L’objectif étant une émigration massive des juifs marocains vers la Palestine.
Ces proclamations lui valent une extraordinaire popularité dans les mellahs marocains, mais pour l’administration du protectorat, il est devenu « le propagandiste des idées nationalistes israélites ». Ce qui déplaît au plus haut point à la Résidence générale, soucieuse de préserver l’unité de l’Empire chérifien. L’activisme sioniste de Nahum Slousch se retourne contre lui. Il reçoit une lettre de Lyautey dans laquelle le général tonne que le sionisme est un « problème » qui ne doit « jamais être posé » au Maroc.
La mission de Nahum Slousch au Maroc est donc écourtée et ne sera pas renouvelée en 1917. Il est même prié de hâter son départ du pays. Sa trace disparaît alors. On sait seulement que deux ans plus tard, en 1919, il part s’installer en Palestine où il mourra, nonagénaire, en 1969 (1966 selon certaines sources). A la fin de sa vie, il a sûrement eu la satisfaction de constater que le Maroc s’était vidé de ses juifs au profit du nouvel Etat d’Israël, mais il a aussi dû méditer sa proposition d’octroi de la nationalité française à ses coreligionnaires marocains. Si la Résidence générale avait accepté, le sultan Mohammed Ben Youssef n’aurait pas pu s’interposer quand Vichy a voulu s’en prendre aux juifs du Maroc durant la Seconde Guerre mondiale…
Par Adnan Sebti