Àlire le dernier livre d’Amin Maalouf, « Naufrage des civilisations », j’étais plutôt tenté, jusqu’aux derniers chapitres, par le vocable de dérive, ce qui dénote (dévoiement, égarement), et non un navire qui échoue dans les tréfonds de l’océan. Maalouf ne nous laisse pas le choix. Il est conscient des nuances et s’attarde longuement sur ce qui est des dérives : les discours identitaires, le populisme, le marché roi, le déclassement de la représentativité populaire, l’absolutisme ou le monde orwellein où on privilégie le bonheur à la liberté. Le faux bonheur d’être électeur et consommateur. La liberté ? Quelle chimère, et à quoi bon ?
Non, non, Maalouf parle de naufrage, similaire à celui du Titanic, où le bateau s’achemine vers son triste destin, dans l’indifférence et l’inconscience des passagers.
D’abord les changements climatiques. Un sérieux problème qui risque de rendre la planète inhabitable. On peut ne pas prendre les scientifiques au sérieux, mais les faits nous rattrapent. La fonte des glaciers et les conséquences fâcheuses perceptibles par ce contraste d’inondation et de sécheresse. On mesure les conséquences. La course aux armements est aussi un élément d’inquiétude. Le bateau ivre de l’Europe. Un président américain à la cowboy. Puis la robotisation qui menace l’humanité de l’homme. Il n’y pas de quoi être rassuré.
Ce qui est étonnant, parlant d’un voyageur entre différentes civilisations et différentes séquences, c’est que Maalouf avait vécu, au cours d’une vie, plusieurs naufrages, celui du Levant, ce paradis du Moyen-Orient qui va sombrer dans une guerre civile dont il ne se relèvera pas, projetant les identités meurtrières sur la scène. Le deuxième naufrage est celui du monde arabe frappé, depuis 1967, par le désespoir. Il est bon de rappeler ce qu’il dit dans son livre, ce qu’il a vécu, la normalité de ce monde, croquant à la vie et collant à la modernité, s’efforçant à rattraper son retard, en se mettant au diapason des grandes idées, le libéralisme, le marxisme, n’exhibant aucun particularisme. La correspondance fut ratée en 56 et non en 67, quand Nasser, l’idole de l’époque, a entrepris de « nettoyer » l’Egypte de ses différents apports, c’est-à-dire à l’appauvrir. Elle cessera depuis d’être cosmopolite… Elle vivra sur quelques acquis, mais finira par s’effondrer. Maalouf ne parle pas là d’un accident de parcours, mais d’un naufrage.
Ces deux naufrages qu’il avait vécus, à l’orée de sa jeunesse, peuvent frapper le monde, comme si l’épicentre du monde est le Moyen-Orient. Le monde arabe a été déterminé par l’Occident, et l’Occident sera, par la ruse de l’histoire, affecté par l’évolution que connaitra le monde arabe. « Les turbulences du monde arabo-musulman sont devenues, dit-il, ces dernières années, la source d’une angoisse majeure pour l’humanité tout entière. À l’évidence, quelque chose de grave et même d’inouï s’est passé dans cette région qui a contribué à dérégler notre monde ». C’est ce passé qui pèse sur le présent et affectera l’avenir. Le constat est amer. « Il est clair, dit-il, que nous sommes entrés dans une zone tumultueuse, imprévisible, hasardeuse, et qui semble destinée à se prolonger. La plupart de nos contemporains ont cessé de croire en un avenir de progrès et de prospérité. Où qu’ils vivent, ils sont désemparés, rageurs, amers, déboussolés ».
Doit-on se livrer à ce constat apocalyptique ? Un sursaut salvateur ne peut-il se dégager à la fin ? On aime tolérer pour un intellectuel le pessimisme de l’analyse, mais jamais le pessimisme de l’action… Il y a péril en la demeure, mais le pire n’est pas toujours certain, comme il le dit lui-même…
Plus grands sont les dangers, plus grand ce qui ne sauve, disait Hölderlin. Gardons espoir. Et prenons en compte que dans ce monde globalisé, les idées peuvent être une commodité globale, et pas que des biens consommables. Un monde peut réfléchir l’autre quand l’un devient myope ou tourne en rond.
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane