Le 30 octobre dernier, Abderrahman El Youssoufi et quelques anciens cadres socialistes, organisaient à Rabat le cinquantenaire de la disparition de Mehdi Ben Barka.
Selon les vœux des organisateurs, l’événement n’a été parrainé par aucune institution, aucune formation partisane. L’état de la gauche marocaine est tellement délabré que l’appropriation de son histoire est devenue problématique pour tous. Même cette forme ouverte de commémoration n’arrive plus à faire l’unanimité. Ainsi, ce jour-là, deux grands absents soulevaient bien des questions : La direction actuelle de l’USFP et la famille Ben Barka. Pour le coup, l’évènement ne promettait d’être qu’une petite manifestation de fidélité à la mémoire d’un grand leader de la gauche marocaine et du tiers-mondisme. La réalité fut tout autre. L’évènement allait se révéler être porteur d’une grande surprise pour les organisateurs et les observateurs. Contre toute attente, il fut un grand moment dans l’histoire tourmentée de la gauche marocaine.
D’abord, cette foule immense qui envahit les espaces de la Bibliothèque Nationale. Une foule qui surprend par son nombre et sa composition. La grande salle de la BNRM, réservée à l’évènement est comble, celle adjacente aussi, le hall d’entrée occupé au dernier centimètre et l’esplanade qui fait office de refuge pour les quelques 300 ou 400 personnes n’ayant pu accéder à l’intérieur. On leur a installé, à la hâte, un écran géant qui a livré d’abord l’image de la tribune, quant au son, il n’a été audible qu’au cours de la quatrième intervention. Dans l’ensemble, quelques mille quatre cent personnes, qui représentaient bien ce qu’on peut nommer « le Peuple de Gauche ». Une lame de fond de la société marocaine. Courant en immersion depuis plus d’une décennie et dont la résurgence en ce moment-là interpelle fortement la raison.
Ensuite, le roi Mohammed VI qui s’invite au meeting en adressant une lettre à l’assemblée des commémorateurs. En parlant de Ben Barka, le roi précise : « Avant toute chose, nous nous rappelons ensemble qu’il était un homme de paix et qu’il était proche de la Famille royale ».
Quand on sait que la seule évocation du nom de Ben Barka indisposait jusqu’à un passé tout récent la Monarchie et son entourage, et qu’il a fallu attendre plus de trente ans après son enlèvement pour donner son nom à une avenue de Rabat, nous n’en sommes que plus étonnés du ton de la missive royale. Elle exprime en effet que : « …Ben Barka est entré dans l’Histoire, sachant qu’il n’y a pas une mauvaise Histoire ou une bonne Histoire. Il n’y a que l’Histoire en tant que telle, c’est-à-dire la mémoire de tout un peuple ». Enfin, le fait que ladite lettre royale a été lue par Abderrahmane Youssoufi lui-même, et ce alors même que le conseiller du roi, Omar Azzimane, était présent à la tribune. Volonté du Souverain ou choix délibéré de l’ancien premier ministre ? Une interrogation que nombreux dans cette « communion de gauche » se posaient.
La présence massive des « gens de gauche » a donné à l’événement une dimension autre que celle de la commémoration. Des générations de gauche étaient présentes. Presque toutes d’un certain âge. Les moins de 35 ans ne constituant pas plus de 15% de l’assistance. Un air de nostalgie planait sur la salle. Les figures étaient graves. L’âme de Ben Barka, sa grandeur, son épopée et sa dramatique disparition empoignaient les cœurs. Mais, les esprits étaient oppressés également par le nombre d’occasions historiques manquées par la Gauche depuis la disparition de Ben Barka. Le spectacle d’une « armée de vaincus » semble décrire au mieux l’état de cette foule extraordinaire qui ne se sent représenté par aucune formation partisane actuelle. Mais, elle avait le besoin de manifester une certaine « identité de gauche », celle qu’incarne justement Ben Barka. Il semble que le « Peuple de Gauche » au Maroc est une réalité diffuse. Elle peut tout autant être un résidu en voie de calcification ou un « bouillon de culture » qui refonderait demain une gauche citoyenne. Quant à l’irruption royale dans cette « messe de gauche », l’interprétation ne peut en être que multiple. En ce qui me concerne je retiens deux messages.
Le premier est que la « mémoire collective » ouvre ses portes à Ben Barka et de ce fait, cette personnalité incontournable de notre histoire du XXème siècle, trouvera sa place dans les livres scolaires, les médias, les noms des places, aéroports, universités et fêtes commémoratives. Le second est la possibilité d’une Histoire plurielle qui ne dérangerait plus par sa liberté d’explication. Le roi souligne lui-même que « l’Histoire n’est pas que l’enregistrement des faits tels qu’ils se sont produits à une époque donnée. Elle est aussi la méthode de consignation de ces évènements et l’explication qui en est donnée par chacun, selon son optique et en fonction de sa position ». Notre optique, à Zamane, est celle d’accompagner la mutation des Marocains vers l’appropriation positive de leur histoire, condition impérative à l’édification d’une « société citoyenne ».
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane