Tous les indicateurs professionnels, à plus forte raison pour une revue comme Zamane, confortent l’idée que Driss Benhima est la personne à interviewer. De par son propre parcours, mais aussi par rapport à sa filiation paternelle et au contexte d’une longue saga familiale, autant sous le Protectorat qu’à travers les péripéties politiques du Maroc indépendant. L’entretien que nous avons eu avec lui devait renseigner sur une certaine vision de la chose publique par un jeune premier de la technocratie politique. Les postes qu’il a occupés à ce titre ne pouvaient que donner de la profondeur historique et du volume à un factuel connecté sur le présent. C’est effectivement chose faite, mais à la manière et au gré des réponses de Driss Benhima et de son caractère. Nous en avons eu, comme vous pouvez le lire dans le numéro 53 de Zamane dans sa version arabophone (actuellement en kiosque). Avant même la toute première question de cette rencontre, Driss Benhima a jugé utile de faire une sorte de mise au point sans y avoir été invité, pratiquement hors propos : « Je ne suis pas d’accord avec votre lecture de l’histoire contemporaine du Maroc, ni avec les critiques que vous faites dans certains sujets…». En gros, affirme-t-il, «je ne partage pas votre ligne éditoriale». Drôle d’entrée dans le sujet préalablement convenu de ce débat par presse interposée. Pour le coup, on a envie de répondre, un rien étonnés : «Mais, M. Benhima, personne ne vous demande d’être d’accord ou pas d’accord avec le rapport de notre revue à la vérité historique». Nous avons toujours considéré qu’il ne s’agit que de la vérité du moment, en attendant qu’elle soit remise en question par une nouvelle approche éventuellement contradictoire et potentiellement révélatrice. Et c’est même bien qu’il en soit ainsi. Autrement, il n’y aurait de place que pour une vérité unique et définitive, au service d’une histoire arrangée, aménagée et mise au goût du jour, pour laquelle toute autre lecture ne peut être que dissonante et insupportable. En clair, la porte ouverte à la pensée unique. Par ailleurs, nous avons toujours fait la distinction entre l’Etat, dans sa spécificité marocaine, et ceux qui agissent en son nom.
Le journaliste intervieweur ne pouvait que rappeler à M. Benhima l’un des principes fondateurs de notre revue : coller au plus près au fait historique, dans son unicité provisoire, comme déclencheur d’un événement à dimensions multiples. Ce n’est pas chose facile, non pas par rapport à la fiabilité des références à l’appui, mais du côté des tenants d’une bribe de pouvoir qui leur permet de croire qu’ils possèdent un droit de regard extensible ; y compris, le cas échéant, sur la mémoire collective. C’est pourtant la tâche que nous nous sommes volontairement infligée, pour donner une raison d’être à notre revue. Comme pour confirmer notre propos, M. Benhima a donné un avis, pour le moins discutable, sur deux sujets du plus haut impact sur la dualité passé-présent : le Rif et les années dites de «plomb». Les problèmes économiques et sociaux de ce territoire septentrional du Maroc ne sont ni plus ni moins graves que ceux d’autres régions du pays. Soit, cela a été effectivement dit à propos des évènements aux allures de révolte bruyante d’Al Hoceïma. Mais de là à dénier au Rif toute particularité régionale, entre autres spécificités historiques, il y a un hiatus d’importance que M. Benhima n’a pas hésité à franchir allégrement. Un franchissement neuronal à moindres frais que l’histoire, réputée têtue, ne peut avaler sans broncher. Encore moins le soulèvement proprement insurrectionnel de 1958-1959.
Et qui ne peut passer par pertes et profits «banaliseurs» des disparités régionales. Le Rif a toujours été une région excentrée, voire délaissée. Pour preuve, parmi tant d’autres, la fameuse rocade traversant le Rif d’ouest en est, à l’ordre du jour depuis l’indépendance, n’est devenue réalité que dans les années 1990. Il restait à réaliser un branchement nord-sud par un réseau routier sérieusement asphalté. La population n’avait d’autre choix que de se contenter de voies improbables, à peine goudronnées, héritées de la colonisation. L’autre question adressée à M. Benhima concernait la répression de l’opposition. M. Benhima s’est lancé dans une comparaison étonnante. Il a fait un parallèle entre «l’Instance équité et réconciliation (IER) qui n’a traité que 17.000 dossiers étalés sur 43 ans et la Grèce dont 6.000 détenus politiques ont été exilés sur une île en une seule année, 1967 ; ou encore, pas plus tard qu’en 2016, les 50.000 arrestations en Turquie, suite à la tentative de putsch…». À l’évidence, comparaison n’est pas raison. Sauf à vouloir minorer des faits marquants de toute une tranche de l’histoire du Maroc, c’est peine perdue. Ceci dit et publié, le point de vue de M. Benhima nous intéresse. Il a tout à fait sa place dans une revue dont il ne partage pas la ligne éditoriale. Driss Benhima est toujours le bienvenu à Zamane.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION