Comme pour les médicaments pharmaceutiques, il y a des questions et des situations qui semblent touchées par la péremption. Le cas de Sebta et Melilla a tout l’air d’être dans cette catégorie. Lorsqu’on en parle dans la presse, c’est comme si l’affaire était entendue et le sujet définitivement caduc. Encore faut-il que le problème soit évoqué, car il y en a toujours un, malgré toutes les circonvolutions de langage dans les discours officiels et le parler du microcosme. Peine perdue, car autant on peut retoucher l’histoire, pourquoi pas de fond en comble, pendant qu’on y est ; mais la géographie, elle, reste difficilement malléable à volonté.
Sebta et Melilla sont bel et bien en territoire marocain. Ils sont ce cas d’espèce un peu spécial qui fait commencer l’Europe au Maroc, donc en Afrique, sans que les deux continents ne se touchent territorialement. Un anachronisme manifeste, totalement en porte-à-faux par rapport au sens de l’histoire et à l’immuabilité de l’histoire. Mais n’est ce pas là le propre de l’aventure coloniale aux quatre coins du monde, qui s’est donné les moyens de faire disparaître la distance, bien avant l’internet et son virtuel sans vie.
À Sebta comme à Melilla, l’actualité est vite transformée en image, mieux encore, l’histoire se conjugue au présent. Les deux villes sont devenues des presides espagnoles après avoir été cédées par les autorités marocaines, dans leur version d’époque, vers la fin du 15 ème siècle pour Melilla et du 16 ème siècle pour Sebta. À croire que la succession séculaire allait encore plus vite que les temps qui courent.
Ils sont actuellement pas plus de 100 mille âmes à vivre, toutes origines et confessions confondues, à vivre dans chacune de ces deux villes. Soit une communauté mercantile qui n’a ni le plumage ni le ramage d’un village français de Marcel Pagnol. Rien n’empêche ces composantes ethniques et confessionnelles de vivre en bonne intelligence. La raison de cette tolérance bien comprise est qu’ils ont besoin les uns des autres. La souveraineté marocaine sur les deux présides n’en serait que plus facilement négociable et gérable, sans être remise en question. La proposition de Hassan II, en 1976, d’une commission de réflexion mixte allait dans ce sens.
Si la formule de Hassan II n’a pas eu de suite, c’est que l’essentiel du problème est ailleurs. Il est essentiellement dans le poids économique de cette région des deux côtés d’une frontière anachronique. Le flux commercial en provenance du nord du Maroc est d’un impact tel qu’il serait irréaliste de ne pas le considérer à sa juste mesure. Il représente pas moins de 40% du commerce formel ; à savoir les activités commerciales en parfaite régularité avec les instances de l’État, à commencer par les déclarations fiscales. Ceci dit, même lorsqu’on parvient à faire payer l’informel, on lui délivre un attribut d’existence. Une tendance jugée irrésistible grâce à laquelle des produits venant de Sebta et Melilla occupent ostensiblement les devantures achalandées des boutiques elles-mêmes faites de bric et de broc. Des hyper marchés à ciel ouvert comme ceux de Derb Ghallef à Casablanca ou de Kléb Chakleb à Tetouan ont encore de beaux jours à faire valoir sans inquiétude. Les adeptes d’une économie de marché réglementée et auto-régulée repasseront. Sebta et Melilla seraient-elles pour autant réductribles à leur capacité de nuisance aux antipodes d’une économie libérale régie par des normes de fonctionnement et des codes de conduite ayant effet de lois.
Pour le principe, et pas seulement, Sebta et Melilla sont des survivances coloniales. Elles ne peuvent avoir d’autres statuts que celui- là. Leur offre commerciale est à la fois pourrie et inhumaine. Pour s’en convaincre, il suffit d’assister au défilé matinal de la longue cohorte de femmes portant sur le dos d’énormes quantités de marchandises de contrebande, essayant de franchir le couloir étroit de contrôle espagnol. On les appelle des «femmes-mulets». Il y a eu souvent mort de femmes. Des images d’un autre âge ont fait le tour du monde. De quoi renier une marocanité glorieuse de tous les âges. Nous sommes loin du Maroc des discours laminés de circonstance. Sebta et Melilla rappelées de droit au bercail, ça se mérite. Encore faut-il que la conviction soit présente à l’esprit comme à l’instinct.