Du 5 au 10 août
C’est le ramadan et c’est les vacances. En sillonnant la France profonde, celle des bourgades et des villages, je me suis convoqué en conclave. Au bord du Canal du Midi, cette réalisation humaine qui force le respect, j’ai pensé aux pyramides pharaoniques, à l’aménagement du Nil égyptien, et bien entendu aux khataras du Sud marocain. Dans son rapport à la nature, l’homme fait apparaître, selon son enthousiasme entreprenant ou sa fascination béate, la grandeur de ses créations ou les profondeurs de ses peurs. L’histoire du monde arabo-musulman pourrait être lue aussi selon ce prisme. Dans la région d’Agen, les vignobles ne manquent pas, comme dans tout le Sud-Ouest. Mais l’image de marque est incontestablement le pruneau. Dans les collines de cette belle contrée jalonnées par des églises de tout âge, j’ai appris l’origine de la fameuse formule « Tout cela pour des prunes ! ».Il semblerait qu’elle remonte au temps des croisades. En ces temps du bas Moyen-Age, les lieux saints de Jérusalem étaient disputés entre chrétienté et terre d’islam. L’Occident mobilisa massivement les chrétiens. Les musulmans en firent autant. Au terme de plusieurs campagnes, les lieux saints restèrent en terre d’islam. Les combattants, à leur retour en Europe, rapportèrent avec eux des plants de pruniers de Syrie. Au regard de l’effort déployé et des victimes laissées sur place, la formule « tout cela pour des prunes » résume l’étendue de l’amertume. Cette expression m’avait frôlé l’esprit, au début de ce dernier ramadan, en voyant sur quoi a débouché le « Printemps arabe ».
10 août
J’ai eu le bonheur de rencontrer à Agen une copte franco-égyptienne. Infirmière retraitée, bien intégrée dans cette localité du Sud-Ouest français, mais dont les racines et celles de sa famille sont en Egypte. Elle m’avait fait part de ses craintes quant au devenir de l’Egypte. L’avènement des Frères musulmans et la victoire de Mohammed Morsi à la présidence de la république ne lui inspiraient pas confiance.Elle avait peur pour sa communauté copte. J’entrepris alors de la rassurer en développant mon propos sur « l’Egypte cœur du monde arabe » et insistai sur le fait que la rupture avec Moubarak, en dépit de toutes les hésitations qu’elle renferme, révèle en profondeur une dynamique de sécularisation. Très lente certes, mais persistante. Elle heurte les mentalités conservatrices, de tous bords, ancrées dans les comportements quotidiens, mais elle est réactivée par les contraintes du temps présent. Aussi affirmai-je qu’une forme originale de passage à la modernité est sur le point d’émerger en Egypte. Ses prémices ? Les compromis, qui s’imposent à tous les acteurs, armée, islamistes, coptes et autres laïcs. Les débats animés sur « l’Etat civil », la nouvelle constitution, l’indépendance de l’autorité judiciaire et les contours de la deuxième république. Mon interlocutrice copte m’écoutait, partagée entre les craintes ressenties par sa famille sur les bords du Nil et l’espérance que mes propos laissent pointer.
14 août
A Marseille, au dos des calanques méditerranéennes, le hasard d’un dîner organisé par mon fils Younes, m’a permis de faire la connaissance de jeunes cadres de la Banque mondiale, filiale Méditerranée. Une jeune cadre de cette institution m’a surpris en parlant des jeunes hommes égyptiens. Elle a parlé de leur comportement rétrograde vis-à-vis des femmes. Les comparant aux Marocains, elle a traité les Egyptiens de « sauvages ». Dans le cadre de ses enquêtes, elle a passé un an au Maroc. Elle a habité le quartier populaire El Karia de Salé et elle n’a jamais été inquiétée. Alors qu’au Caire, elle n’a cessé d’être accostée par de jeunes hommes qui se permettaient de toucher des parties de son corps, considérant que c’était leur droit de « mâle ». Elle a été obligé, disait-elle, de porter le hijab pour avoir la paix ! Ce propos aurait pu caresser ma fibre nationaliste, mais il m’a surtout apporté un autre éclairage pour comprendre le mouvement des jeunes femmes égyptiennes issues de la place Tahrir qui réclamaient à leurs camarades « révolutionnaires » le respect de leur dignité et de leur corps. C’est une autre facette de l’Egypte en transition.
14 septembre
Le Maroc réagissait à sa manière au pseudo-film sur L’innocence des musulmans. Un mini sit-in devant le consulat des Etats-Unis à Casablanca et une petite manifestation de salafistes à Salé. Mais ce qui a retenu mon attention, c’est une causerie d’un imam diffusée le matin du vendredi 14 par une radio de Casablanca très écoutée. L’imam a commencé par dire que tous les musulmans aiment Dieu et aiment Sidna Mohammed. Le Prophète qui, selon l’imam, possédait des gardes corps vu le danger qui le menaçait au début de la Daâoua, n’en avait plus besoin par la suite, car Dieu tout-puissant se chargeait de la sécurité et de la pérennité de la parole qu’il portait. De même, d’après le prêcheur, les musulmans sont déchargés de cette défense. L’imam incitait donc à des comportements pacifiques et civilisés. Pour différencier les pervers qui ont produit le film-caricature des autres Occidentaux, l’imam a rappelé que les chrétiens et les juifs sont des croyants, des monothéistes comme les musulmans. Le saint Coran les nomme « ahlouelkitab », ceux du Livre saint, la Bible, même si d’après l’imam ce Livre comporte des falsifications opérées par des intérêts humains. L’imam, dans sa plaidoirie, somme toute de bonne intention, n’échappe pas aux a priori qu’ont beaucoup de musulmans sur les autres religions monothéistes. Ne touche-t-il pas aux symboles sacrés de l’autre ?
Avec le Printemps arabe, un petit pas en avant vers la citoyenneté a été esquissé. Avec les émotions sociales de ce septembre, deux pas en arrière ont fait reculer vers un communautarisme enchaînant. Secouez-vous… mes frères.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane