La politique, dit-on, est une somme de symboliques verbales et gestuelles. Un mot, une formule, un geste et tout est dit. Un corpus de rapports codés entre signifiant et signifié. La bey’a, voilà un vocable qui fait partie de notre mémoire collective et notre patrimoine historique. Il résume cette relation ambiguë entre un fait, dans sa matérialisation vocale ou corporelle, et sa représentation mentale. De cette ambiguïté naissent des interprétations multiples qui varient selon les époques et les charges de sens que l’on prête à la bey’a.
Dans notre actualité nationale, suite au rituel d’allégeance qui marque l’anniversaire de l’intronisation de Mohammed VI, on en a entendu des vertes et des pas mûres à propos de la bey’a ; des prises de positions de rupture, du genre « il n’y a de prosternation que devant Dieu ». Porté par les temps qui courent, ce qui n’était qu’un questionnement d’une partie de l’élite politique a quelque peu débordé et gagné en confusion. Le concept de la bey’a, avec ses fondements religieux et ses points de repère historiques, se trouvait dilué dans la perception d’un cérémonial royal.
Si, dans Zamane, nous avons cru bon d’intervenir au sujet de la bey’a, c’est d’abord et en définitive, par souci de clarification, en s’appuyant sur les faits que l’Histoire, les relations des historiographes et la pensée des historiens mettent à notre disposition. Un cheminement méthodique, comme d’habitude.
Au commencement était une somme de questions. Quelles sont les origines de la bey’a ? La bey’a est-elle réductible à la notion de pouvoir politique central ? En est-elle une source de légitimation nécessaire et suffisante, du moins en régime monarchique ? Impose-t-elle certaines conditions au dépositaire du pouvoir ? Quels rapports entretient-elle avec Imarat Al Mouminine (commanderie des croyants) ? Est-elle le verso de bled siba en cas de vacance du pouvoir, quitte à être assimilée à bled makhzen ? Peut-il y avoir conflit de compétence entre la bey’a et la constitution, au regard de la différence de nature et de la distorsion dans le temps ? A toutes ces questions, parmi tant d’autres, nous avons tenté d’apporter des réponses dans un esprit de recherche et de rigueur (voir dossier p. 38 à 61). Il faut juste rappeler que sous la dynastie alaouite, nous avons connu des périodes troubles, sur fond de rupture de la bey’a et d’affrontements ouverts avec le pouvoir central ; ou d’une double bey’a à deux centres de pouvoir opposés. Cela s’est passé respectivement pendant et après le règne de Moulay Ismail, durant la première moitié du XVIIIe siècle ; puis lors de la lutte pour le trône entre Moulay Abdelaziz et Moulay Abdelhafid dans les dernières années qui ont précédé le Protectorat.
Toujours à titre de rappel, la bey’a est revenue avec force sur le devant de la scène politique, au moment de la récupération du Sahara, en 1975. Elle a constitué l’axe majeur de la plaidoirie marocaine quant à la marocanité du Sahara, devant la Cour internationale de justice (CIJ), à la Haye. La bey’a des tribus sahraouies au roi du Maroc, depuis des lustres, ne pouvait signifier autre chose que la continuité des liens, jamais démentis, avec le pouvoir central et, de ce fait, un continuum territorial jusqu’à la frontière avec la Mauritanie. Cette preuve par la bey’a a été retenue par le CIJ. Comme quoi le concept de la bey’a reste opératoire devant une juridiction internationale. Entre-temps, nous continuons à vivre la bey’a ancestrale une fois par an, lors de chaque anniversaire de l’intronisation du roi.
Le cérémonial n’a pas changé, à ceci près qu’en lieu et place des tribus, ce sont les corps constitués de l’administration du territoire qui renouvellent la bey’a face à la grande porte du palais royal. Une marée humaine, tout de blanc immaculé vêtue, se présente, par vagues successives, devant le roi sur son cheval de race. L’image immuable d’un Maroc digne des fresques littéraires ou picturales de Pierre Loti et Eugène Delacroix. Une image séculaire où la contemporanéité s’accommode d’une certaine idée de l’authenticité. Au nom d’une vieille nation qui n’a pas fini de digérer son épaisseur historique.
Youssef Chmirou, directeur de la publication