La mort d’une personne connue ou aimée est un drame qui se joue généralement en trois actes. C’est un cheminement qui s’étale sur des semaines, des mois, des années. Dans l’immédiat, c’est le choc («Non, ce n’est pas possible, pas vrai, pas lui !») et les éloges spontanés («C’était un grand monsieur, il était unique, si bon») qui l’emportent. Nous sommes encore dans la magie, dans le déni de la mort. C’est le début du premier acte.
Au 40ème jour, la mort est enfin acceptée, les hommages continuent, mais l’évaluation du parcours du disparu devient plus rationnelle, plus posée, quoique toujours enveloppée de ce respect que l’on doit au défunt. Fin du deuxième acte. Après, plus le temps passe, plus les proches et les non proches vont ouvrir des placards, des tiroirs fermés, des boites noires. Le voile de la pudeur n’existe plus. Ça sera alors l’heure du déballage, des témoignages contradictoires, du jeu complexe de la mémoire.
Ce troisième acte, qui est le plus long, est aussi le plus ouvert. Il n’a pas de limite. Il laisse la place au doute, à la complexité, deux paramètres nécessaires pour ramener le défunt à sa dimension humaine. La distance offerte par le temps nous débarrasse en effet, petit à petit, de cette attache affective qui nous liait au défunt. C’est humain. Comme si, en devenant de plus en plus mort, le disparu devenait de plus en plus humain. Ses faiblesses deviennent visibles, ses zones d’ombre sont éclairées d’un jour nouveau, ses blessures ne sont plus secrètes. Et tout cela fait ressortir, au final, ses qualités et ses forces, qui gagnent alors en épaisseur.
C’est un homme nouveau que l’on redécouvre, dont les historiens peuvent s’emparer pour essayer de lui trouver sa place en toute sérénité.
Abderrahmane Youssoufi en est aujourd’hui au deuxième acte. Il nous a quittés il y a 40 jours. Après les premiers élans qui ont accompagné sa mort, nous aurons droit à une première tentative d’évaluation de l’homme et de son parcours extraordinaire.
Dans quelques mois, et dans quelques années, nous passerons à des écrits plus «distanciés». Nous lirons et nous entendrons des voix dissonantes. Nous aurons de plus en plus de mal à y voir clair, à nous faire une idée définitive, à séparer le bon grain de l’ivraie, à brosser un portrait cohérent et homogène.
Paradoxalement, c’est au milieu de la cacophonie que la petite voix de la vérité se glissera jusqu’à nos oreilles. Qu’est-ce que la vérité, au final ? C’est juste l’idée intérieure et surtout personnelle que l’on finit par se faire, après avoir épluché les versions les plus contradictoires. C’est quelque chose que personne ne peut nous donner, mais que chacun de nous finira par secréter au fond de lui-même…
De tous les grands personnages qui ont marqué le XXème siècle marocain, Youssoufi restera l’un des plus secrets. Parce qu’il ne s’est jamais réellement ouvert à la presse. Même entre amis, il ne s’exprimait qu’avec parcimonie, avec des bouts de phrases qui ne disaient pas tout.
Après Mahjoub Benseddik, cet autre grand «muet» qui a pourtant pesé de tout son poids sur le syndicalisme à la marocaine, et sur l’issue de la lutte acharnée entre le pouvoir et la gauche au lendemain de l’indépendance, Youssoufi nous quitte à son tour sans nous avoir rien dit. Nous allons donc devoir nous débrouiller pour reconstituer le puzzle de sa vie et de son œuvre.
Il faut imaginer le bonhomme comme un océan dont nous ne connaissions que les îlots. Chacun avait son Youssoufi à lui. Il y a bien eu le Youssoufi de Tanger, celui de Cannes, celui de la rue du Point du jour à Casablanca, celui de l’alternance, des droits de l’homme, des complots réels ou imaginaires, de la cause algérienne et maghrébine, sans oublier le Youssoufi avocat, le journaliste, etc.
Rendez-vous à l’acte III, dans quelques mois ou quelques années, quand le recul offert par la distance et le temps nous permettra de relier ces îlots les uns aux autres. Enfin !
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction