Mes différentes interventions, aussi bien dans les rencontres culturelles, universitaires ou politiques, m’ont permis de découvrir un visage assez particulier du Marocain actuel. L’école a produit deux types de Marocains. Au lycée, dans les années 1960-70, nous disions « enseignement de type français et enseignement de type marocain ». Nous n’utilisions pas les termes en cours aujourd’hui de « mission française ». Je crois que cela n’existait pas encore. Nous avions les deux systèmes dans le même lycée, et c’était au choix de chacun. L’enseignement de la mission n’était pas encore un privilège dur à obtenir, comme il l’est devenu aujourd’hui.
Je ne comprenais pas beaucoup ce que voulait dire « type marocain et type français ». Aujourd’hui, je le comprends parfaitement. Deux manières de penser, certes, mais deux manières de voir le monde. Il ne s’agit pas que de la langue. Non ! Les francisants essaient de penser comme les Français et les arabisants comme les Arabes. Les premiers tirent leur force de ce qui se passe en France et dans le monde francophone, surtout développé. Et les seconds regardent ce qui passe en Égypte, en Syrie, au Liban et, tout dernièrement, en Arabie Saoudite et dans les pays du Golfe.
Avec la mouvance islamiste et les chaînes paraboliques orientales, l’on a même vu apparaître dans le langage des nouveaux intellectuels, des concepts anglais alors qu’ils étaient français même dans la langue arabe marocaine. L’intonation et la diction tendent à devenir de plus en plus proche-orientales. Il s’agit donc de deux entités et de deux postures : réfléchir en français et réfléchir en arabe, et cela ne donne pas le même résultat. La pensée arabe est enveloppée dans une langue qui traîne un passé très lourd, un système de pensée très ancien et dans lequel on traduit automatiquement les autres pensées qui viennent d’ailleurs. Un arabisant et un francisant peuvent parler d’un même concept sans pouvoir se comprendre. Un voile sépare les deux esprits. Si les premiers sont coupés d’une part importante de ce qui se passe dans le monde arabe et dans leur propre pays, les seconds sont coupés du monde et ne reçoivent la connaissance que traduite à travers d’autres langues.
Dans la scène publique, quand les uns lancent un débat, les autres ne sont même pas au courant ou considèrent que le moment n’est pas opportun car ils vivent sur le rythme d’une autre réalité et estiment que certains problèmes ne sont plus dignes d’être débattus. Ils attendent que la presse de l’autre monde s’en empare pour qu’il devienne, pour eux, urgent.
Ces deux entités interviennent dans la vie marocaine aussi bien économique, technique, intellectuelle que politique. Mais elles se tournent le dos, les premiers considèrent les seconds comme des gens du passé, arabisants avec toute la charge symbolique du mot ; les seconds considèrent les premiers comme déracinés, dépaysés, perdus et déconnectés de la réalité marocaine.
Les premiers essaient de composer avec l’élite, orientent leur action vers les plus instruits, usent des codes de l’époque, s’empressent de s’engager dans le nouveau, et sont souvent en avance sur la société elle-même. Les seconds tentent de repartir de ce qu’ils appellent la pensée/nôtre, une forme de retour sur le passé, pour puiser des concepts qui ne sont pas étrangers, disent-ils, à notre sol et à notre culture, et ont pour public des étudiants et les quelques instruits de l’école marocaine, qui ressassent ce qu’ils disent comme des litanies sacrées. Ils sont eux aussi déconnectés de la réalité de la jeunesse qui a des soucis d’appartenir à l’époque, sans avoir les moyens intellectuels pour l’aborder.
C’est un cas inédit, que le Maroc vit avec les pays du Maghreb. Un pays dont l’élite est tiraillée entre, non pas deux modèles mais complétement deux manières de réfléchir, d’apprécier, d’évaluer, de proposer. Les quelques rares intellectuels et penseurs, qui pensent et réfléchissent dans les deux langues, ne se font pas entendre dans la cacophonie qui oppose les deux clans.
Ils représentent une troisième tête, mais presque invisible.
Par Moulim El Aroussi
Conseiller scientifique de Zamane
il est très beau le feed in sur votre photo .