« L’opium des peuples » : cette formule avait marqué les littératures politiques dans le traitement de la relation entre classes dominées et dominantes. Elle critique le rôle du football dans l’avancée des peuples venus de l’histoire coloniale et du sous-développement vers le progrès, omettant la variable indispensable de la psychologie collective dans la mobilisation des facteurs de détermination, d’espoir et de fierté.
Le football avait certes retardé la démocratie en Argentine car la victoire en Coupe du monde (1978) avait fait diversion et prolongé la dictature. Mais, au Brésil voisin, le football l’avait au contraire accéléré par un public et des joueurs engagés, comme Socrates. Aujourd’hui l’abus du slogan démocratique est remplacé par les horizons de dignité, de liberté et de justice sociale, agrégés autour d’une conviction souverainiste opposée à la mondialisation occidentale. Les événements sportifs d’envergure planétaires sont devenus des espaces d’expression identitaire et de sentiments d’injustice. Lorsque l’Amérique Latine rivalisait avec les empires traditionnels jusqu’aux années 1990 ou que le Maroc arrive aux demi-finales en 2022, tout le tiers-monde est en communion. C’est ressenti comme une forme de réhabilitation et, dans l’inconscient collectif, s’installe la conviction d’une possible option alternative à l' »ordre mondial ».
Pour ces dizaines d’États habitués au mépris de l’oligarchie politique internationale, le football est désormais une opération exceptionnelle de « soft power » qui alimente la respectabilité diplomatique et l’attractivité économique. C’est pour empêcher cet équilibre que la FIFA intervient dans le déroulement de son propre jeu, qui matérialise une des dynamiques politiques majeures des temps modernes.
De leurs coté, les influenceurs européens véhiculent méthodiquement la propagande xénophobe. Ils commettent la tentative de rendre illégitime l’émotion euphorique de ces nations soumises, qui s’articule autour de succès d’apparence éphémère, mais faisant rupture avec le sentiment d’humiliation subtilement entretenu par les puissants. Ces véhicules idéologiques oublient que Mbappé comme Zidane sont Africains, que les IVème et Vème Républiques françaises ont été libérées et reconstruites par les Africains et qu’elles devraient être reconnaissantes par l’abandon catégorique de la propagande venue de son extrême-droite.
Ce Mondial a fini par contredire ses détracteurs, par la qualité de son organisation et la transmission d’autres valeurs que celles imposées par le diktat occidental, via des joueurs aussi bien talentueux que militants. En 2018, l’élimination du Maroc était due à l’arbitrage de la FIFA, favorable à l’Espagne et au Portugal. En 2022, le Maroc a fini par éliminer ces deux nations voisines qui incarnaient, par l’avatar et le nom, l’histoire commune de la Méditerranée occidentale, avant que l’épopée footballistique du royaume ne soit interrompue par la France, comme à Poitiers en l’an 732. En effet, un algorithme complexe a fait ressurgir ce passé d’occupation pour le continent africain, de la Belgique à la France, en passant par l’Espagne et le Portugal, laissant croire à un règlement de compte colonial.
Le Maroc a donné aux Marocains le goût de la réussite et, avec les Maghrébins, Arabes et Africains, il partage désormais un sentiment commun de victoire et de revanche historique. Le Maroc s’est imposé en véritable champion du monde sur le terrain du jeu, et a hissé la Palestine en championne d’honneur sur le terrain de l’incarnation politique. Walid Regragui, ce formidable coach issu de la diaspora, a imposé le respect, l’esprit collectif et l’engagement national à des enfants de la troisième génération tels le turbulent Hakim Ziyech et bien d’autres. Au point que les joueurs ont redistribué leurs émoluments aux populations défavorisées, dans un remarquable acte de solidarité. Le sélectionneur a su établir la symbiose idéale entre une équipe performante et un public exemplaire, représentant la douzième colonne de l’équipe du Maroc. Certes, le Maroc fut empêché d’accéder à la finale de la coupe, mais il avait déjà gagné le monde et marqué les cœurs et les esprits.
Le football n’est plus l’opium des peuples. Car la justice comme l’injustice émanent de consciences instinctives, qui peuvent s’affronter dans le champ de la dialectique philosophique comme autour d’un ballon rond. Le Qatar et le Maroc, extrêmes géographiques du monde arabe, ont réhabilité sans le vouloir ce que Nasser avait insufflé par l’action politique : le sentiment d’une revanche panarabe confirmant l’égalité des civilisations.
Par Omar M. Bendjelloun, Universitaire et Avocat