J’ai toujours été interpellé par ce ton de la ‘Aita au Maroc, où il est toujours fait appel à la mère dans une mélodie mélancolique, voir même tragique. On l’appelle au secours à chaque occasion : les examens, la maladie, l’infortune, l’impuissance à réaliser un travail ou à surmonter une difficulté. Elle est supposée intervenir dans des moments de malheur ou même dans les intimités des couples quand l’extase est à son sommet. La plainte et le sentiment tragique de la vie, la séparation de la mère constituent des fondamentaux de la chanson de la ‘Aita. Des plaines atlantiques aux pays Djebala, aux hauteurs de l’Atlas, loumima ( la petite maman) est interpellée pour venir au secours, prier pour nous, nous bénir ou tout simplement nous sauver de la détresse. La bénédiction de la maman, r’dat loumima, l’emporte sur celle du père, dont la figure est absente et où il apparaît comme un simple accessoire, ou un instrument plutôt qu’autre chose.
Mais ce qui est étonnant, c’est son retour et avec force pendant les six dernières années. Ce qui étonne surtout, c’est que ce retour ne s’est pas fait uniquement dans la vie courante banale et populaire. Son rôle est devenu primordial même dans la politique marocaine après 2011. L’on invoqua et l’on cita la maman dans des dossiers épineux. Elle fut cité devant les représentants du peuple pour appuyer l’argument du ministre de la Communication chargé des relations avec le Parlement, quand il eut à vivre les tourments des cahiers de charges de l’audiovisuel. Pour convaincre les honorables élus, le ministre leur rapporte la sage parole de sa maman : « Elle a vu une actrice dans un caftan à la limite de l’indécence et elle m’a dit qu’il fallait faire quelque chose ».
Le ministre chargé de la Gouvernance et des Affaires générales a eu recours, lui aussi, à sa mère pour défendre la politique de son chef de gouvernement. «Maman m’a dit que A.B, le chef de notre gouvernement, était quelqu’un de bien». Que pouvait-on lui rétorquer, que sa maman n’était pas une analyste politique? Et voilà le chef de gouvernement lui-même qui nous présente sa maman comme une grande inspiratrice de la politique dont il avait la charge, voire de sa conduite envers le chef de l’État. «Quand sa majesté est partie pour une longue visite aux États-Unis d’Amérique et que je l’ai salué à l’aéroport, le soir, en rentrant à la maison, maman m’a dit : ‘Est-ce que ton ami (sic !) est bien arrivé?’. Je lui ai dit : ‘Je ne sais pas, Ma’. Elle me dit : ‘Alors, pourquoi ? Ne lui as-tu pas téléphoné ?’ J’ai dit : ‘Non, Ma’. Elle me dit alors, sur un ton sévère : ‘Tu n’es pas un homme bien, demain tu l’appelleras !’ ».
Le lendemain, le chef de gouvernement exécute les ordres de sa maman et appelle le roi. Plus tard, nous avons appris par la bouche du même chef de gouvernement que le roi avait offert à cette valeureuse maman une montre, que le souverain lui a ramenée des Amériques et que le conseiller royal lui-même était venu la lui remettre.
Bien d’autres invoquèrent à cette époque de l’histoire de notre pays, leur maman ; des chefs de partis, des personnalités plus ou moins importantes…et le petit peuple. À dire que cela était devenu un trait distinctif de la vie publique marocaine. Il est certes paradoxal de voir cela se passer sous un régime qui, vu sa nature patriarcale, cache la femme, même mère : lors d’une causerie religieuse des leçons hassaniennes ramadanesques, Hassan II avait sévèrement réprimé Abdelhadi Tazi pour avoir en public imploré dieu afin qu’il vienne en aide à la maman du roi alors souffrante.
Curieusement, dans ce climat politique matriarcal, on n’entendait parler ni de la femme (l’épouse, la compagne…), ni de la partenaire de la vie, ni même du père. Rappelons-nous qu’en décembre 2013, lors de la Coupe du monde des clubs, les supporters d’un club marocain chantaient dans les gradins «Oh ma, envoie la thune, le Raja est toujours dans la course».
Doit-on y déceler un phénomène de renouveau ou, au contraire, un signe de régression? Si les fils à maman qui, dans les stades, interpelaient leurs mamans pour qu’elles leur viennent financièrement en aide, étaient taxés de manque de maturité, de dépendance de la mère et de régression infantile, concept largement usité en psychanalyse; que dire alors de ces hommes politiques?
Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane
Le Maroc est une société matriarcale… qui s’ignore mais qui tend à l’être de moins en moins …