Le XIXème siècle est une période de transition sans pareil pour l’Empire chérifien et pour tout le Maghreb. C’est une spécificité, au-delà de tout, bien marocaine dont les nombreux tenants et aboutissant sont difficiles à cerner sans l’éclairage d’un spécialiste. Le professeur d’histoire Pierre Vermeren nous livre, sans ambages, ses vues et ses réflexions sur le Maroc de l’époque, pris entre le marteau occidental et l’enclume orientale.
Quels sont, pour vous, les grands bouleversements sociétaux qui affectent le Maroc au XIXème siècle ?
Ils sont nombreux mais progressifs. La fin des guerres napoléoniennes et le Congrès de Vienne (1814-1815) instaurent le contrôle des mers par les Britanniques et imposent la fin de la traite esclavagiste. Moulay Slimane en prend acte en mettant fin, en 1818, au Jihad historique contre les chrétiens sur mer, et au commerce avec l’Europe. Puis, en abolissant officiellement à l’esclavage, qui va néanmoins se poursuivre plus d’un siècle de manière officieuse. Ensuite, le Maroc perd en 1830 son principal ennemi, auteur de tant de guerres à son encontre depuis le XVIème siècle, la Régence ottomane d’Alger. Enfin, la «forteresse marocaine» établie dans la tête des Européens depuis la bataille des Trois rois, tombe par deux fois : en 1844 à la bataille d’Isly, et en 1859-60 par la guerre de Tétouan, perdues par le Maroc. Cela affaiblit le sultanat et ses ressources, et le fait entrer dans une crise au long cours. Hassan 1er tente de conjurer cet isolement croissant au prix de réformes qui jettent le Maroc dans la dépendance financière et préparent sa mise sous tutelle. Cela fait beaucoup.
Comment l’islam maghrébin en général, et marocain en particulier, perçoit-il l’Occident au XIXème siècle ?
L’Occident, c’est la chrétienté : que l’on parle des Roumis, des Nasrani ou autres. Des relations existent depuis toujours avec l’Europe sous la double forme du Jihad défensif, depuis la chute de Grenade, et des relations diplomatiques ou commerciales, certes limitées. Le Sultanat a réussi à endiguer la menace chrétienne depuis Moulay Ismaïl. Mais la domination sans conteste des Britanniques sur les mers, puis les intrusions militaires massives en Algérie, et bientôt à Tétouan, changent brutalement la donne. Le Maroc n’est plus invincible et il ne trouve pas la parade : pas plus, à vrai dire, que les Ottomans. Dans ces conditions, les acteurs religieux, notamment les confréries interdites par Moulay Slimane, reprennent la résistance à leur compte. Ce fut le cas du chef d’Abdelkader en Algérie. Parfois, le soulèvement est confrérique, comme chez les Beni Snassen, qui reprennent le combat contre la France en 1859, puis chez les Ouled Sidi-Cheikh à la fin du siècle. Les espoirs de victoire sont maigres mais l’ardeur au combat est vive, parfois désespérée. Il semble que les sultans perçoivent mieux l’inéluctabilité de la menace, car ils sont mieux informés, mais l’impuissance est générale. Pourquoi Allah punit-il les musulmans en donnant la force à ces chrétiens ?
Propos recueillis par Farid Bahri
Lire la suite de l’interview dans Zamane N°169