On se perd encore en conjectures sur l’apparition au Maroc des premiers pèlerinages vers La Mecque. Il reste que le Haj a durablement contribué à forger notre identité.
Le pèlerinage à La Mecque reste à ce jour le lien le plus fort et le plus continu entre le Maroc et le monde arabe. Il est également une clé importante pour comprendre les relations durables entre l’Occident musulman et l’Orient. En fait, l’apparition du Haj a instauré une rupture : on est passé d’un Maroc antique romanisé et côtier à un Maroc tourné vers l’Orient arabe, un espace alors révolté et en mutation. Au-delà des contingences de la conquête et des premiers walis ou des fluctuations entre califat et dynasties locales, le pèlerinage et les liens qu’il tisse s’inscrivent dans le long terme, imprégnant durablement les structures et les mentalités. C’est peut-être pour cette raison que le pèlerinage à La Mecque a été pensé comme le cordon ombilical liant de manière organique le Maghreb et le Machrek. Le Haj ne recouvre pas seulement la sphère de la spiritualité, mais aussi celles du commercial, du scientifique, du politique et, dans une moindre mesure, du militaire. Les itinéraires des uns et des autres ne font pas que se croiser.
Le mythe fondateur des sept Regraga
Le pèlerinage, chez les Marocains, n’est pas resté cantonné aux rites religieux. Il a, au contraire, contribué à façonner les mentalités, notamment en alimentant des mythes fondateurs. Le plus connu est celui des sept grands hommes de Regraga. Issus de la tribu amazighe du même nom, ils auraient fait le déplacement vers La Mecque avant même la conquête musulmane. La légende raconte qu’ils rencontrent le prophète Mohammed qui, par miracle divin, leur parle en tamazight. Ils se convertissent à l’islam, accompagnent le prophète quelques jours, reçoivent de ses mains un serment/testament et, munis de cette relique, rebroussent chemin vers leur pays où ils fondent un sanctuaire pour le ribat et le jihad (le soufisme et la guerre sainte). L’arrivée de Oqba Ibn Nafii dans leur région ne fait que consolider l’aspect sacré du lieu, où est érigée la plus ancienne mosquée du Maroc. Le mythe des Regraga signale également qu’un fils des sept hommes saints s’est engagé dans l’armée de Oqba et qu’il a été enterré, à sa mort, dans le sanctuaire de Sidi Chaker (près de Safi), à côté des sept saints et du serment/testament du prophète. Ce mythe que l’Histoire peine à confirmer ou infirmer a largement contribué à structurer l’imaginaire collectif des Marocains. Ainsi, l’histoire des Regraga suggère que les Amazighs n’ont pas été contraints de se convertir à l’islam. C’est en toute liberté et sans aucun intermédiaire qu’ils sont allés à la rencontre du prophète. Plus encore, les sept hommes de Regraga seraient en quelque sorte des compagnons du prophète Mohammed, donc des musulmans de la première heure. Dans le même ordre d’idée, les Marocains, en dépit de la situation géographique de leur territoire, seraient au centre du monde arabo-musulman et non à sa marge.
Pèlerinage à domicile
Second mythe fondateur, le « pèlerinage des pauvres » désigne une pratique culturelle et hautement symbolique. Voyager jusqu’à La Mecque est un périple coûteux et risqué. Pour ceux qui ne peuvent pas s’y rendre, on a donc inventé au Moyen-Age un rituel local, qu’on a doté de toutes les vertus spirituelles et de toutes les valeurs religieuses que revêt le Haj. L’argumentation ne manque pas de finesse et le lieu choisi n’est pas anodin. Il s’agit en effet du sanctuaire de Moulay Abdessalam Ben Mchich (mort en 1229), près de Khmis Bni Arouss (région de Tétouan-Chaouen). Ce saint homme était un chérif idrisside, donc un descendant direct du prophète, doté de sa propre baraka. Il est également vénéré pour son savoir ésotérique, considéré comme une sommité du soufisme marocain. Son sanctuaire fait partie d’un horm (espace sacré où toute violence est interdite) délimité avec une grande précision, pour rappeler ceux de La Mecque et de Médine. Le rite du pèlerinage à La Mecque est reproduit avec le plus grand soin et soumis aux mêmes rigueurs, ce qui le pare d’une atmosphère spirituelle qui transcende le lieu proprement dit. Ce dernier n’est plus un territoire géographique, il devient un espace du sacré, un espace divin. Le pèlerin s’y élève du quotidien et de l’humain pour se rapprocher de Dieu. Ainsi, les Marocains, forts du rayonnement spirituel de Moulay Abdessalam Ben Mchich et de sa solide généalogie, ont opéré un double déplacement des lieux saints de l’islam. De La Mecque à Jbel Laâlam, et de la terre au ciel. De l’essence humaine à l’essence divine. Ce faisant, le Maroc devient l’égal de l’Arabie…
Tous les chemins mènent à La Mecque
Depuis la conquête musulmane, les Marocains ont suivi plusieurs itinéraires pour se rendre dans les lieux saints d’Orient. Le pèlerinage à La Mecque est d’ailleurs l’objet de nombreux récits de voyages dont la teneur, le style et l’objectif sont très spécifiques en raison du caractère sacré du périple. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, les pèlerins empruntent exclusivement la voie terrestre. C’est seulement au XIXe siècle que des déplacements maritimes commencent à être organisés, à l’aide des flottes européennes. Les sources marocaines énumèrent trois principaux itinéraires. Celui qui part de Fès, la capitale politique et spirituelle du pays, est le plus important. En plus des pèlerins ordinaires, le convoi comprend les ouléma et des membres de la famille régnante. Etant donné son caractère officiel, il fait l’objet de soins particuliers. Le convoi de Sijilmassa est quant à lui le plus ancien. Il est préféré par les soufis, spécialement les adeptes de la Zaouïa Jazoulya et de ses ramifications, en premier lieu la Naciriya. Le convoi de Marrakech, enfin, est le plus dynamique et le plus officiel pendant tout le règne saâdien, mais il perd de sa vigueur avec l’avènement des Alaouites.
Aux sources de l’identité marocaine
Tous ces convois se rencontrent avant l’arrivée à La Mecque. Chacun est dirigé par un cheikh qui exerce une sorte de commandement spirituel. Le fondateur de cette institution est le cheikh Mohammed Saleh El Majari (mort en 1233). Le convoi porte son nom et part de Safi. Le cheikh du convoi, ou cheikh rakb al houjaj, est respecté par les pèlerins, voire vénéré. Il est doté d’un pouvoir symbolique qui l’amène à jouer le rôle d’arbitre et d’intermédiaire entre dynasties et tribus en conflit. Il endosse même l’habit d’émissaire et de diplomate. Souvent, le sultan le charge de lettres et de recommandations à ses représentants régionaux et à ses collègues sultans ou émirs des pays traversés. En général, le périple aller-retour nécessite au moins un an et demi. Une longue période durant laquelle les pèlerins marocains rencontrent leurs coreligionnaires des autres contrées du Maghreb, de Palestine, du Sham et d’Egypte. L’échange est riche. Le quotidien, la promiscuité et la quête commune de spiritualité créent les conditions d’un brassage culturel, favorisant l’émergence de pratiques religieuses communes et de mentalités fécondes. Ainsi s’affermit et se développe cette communauté d’esprits qui va durablement structurer l’imaginaire collectif arabe. Les retombées du Haj ne sont pas que spirituelles. Parmi les pèlerins, on trouve souvent des ouléma qui prolongent leur séjour et restent parfois plusieurs années dans les lieux saints, surtout à Médine, près du mausolée du prophète Mohammed. Ce phénomène porte le nom de moujaouara (voisinage). Les érudits marocains mettent à l’épreuve leur savoir théologique en se frottant à leurs pairs du Machrek. Ces séjours de recherche façonnent aussi bien les connaissances que les mentalités et c’est ainsi que le Maroc devient malékite. Les ouléma marocains, dans leur quête de savoir religieux, ne dépassent guère La Mecque et Médine. Dans de rares cas, certains poussent le voyage jusqu’à Al Qods, mais jamais au Sham ni en Irak. C’est la grande mosquée de Médine qui est privilégiée, d’où l’influence de l’imam de cette ville sainte (dar al hijra), Malek Ibnou Anass, et de ses disciples. La moujaouara est aussi à l’origine de la manière marocaine de psalmodier le Coran. Les Marocains ont adopté les règles et les méthodes de lecture développées par Othman Ibnou Saâd, connues sous le nom de warch. Rite malékite, doctrine achâarite et lecture du Coran selon le warch vont ainsi forger les contours de la culture marocaine. Quand les Ottomans victorieux et maîtres de l’Egypte imposeront de lire le Coran selon la méthode du hafs, interdisant le warch, les Marocains tiendront à conserver leur propre tradition, manifestant par là leur indépendance.
Le wahabisme, une hérésie ?
Le Haj a également permis une émigration en retour. En effet, certains pèlerins invitent dans leurs tribus des chérifs d’Arabie. Ces porteurs de baraka sont vénérés et entourés de tous les soins. Certains, qui ont la réputation d’être dotés de pouvoirs thaumaturges, soignent aussi bien les humains que les palmiers. Leur présence au sein d’une tribu lui confère pouvoir et immunité. Inattaquable, son territoire devient un lieu de moussem, donc d’activités économiques et commerciales. Le destin de certains de ces chérifs « importés » sera grandiose : les Sâadiens invités dans la vallée du Drâa vont se distinguer dans le jihad, avant de briller par la dynastie qu’ils fondent à partir du XVe siècle. Quant aux Alaouites, leur ancêtre a un passé de moujahid en Andalousie et ses descendants fondent une zaouïa appelée à devenir la dynastie régnante. Traditionnellement, le Haj est une sorte de souk itinérant où s’effectuent de fructueux échanges culturels. Les rois chargent les ouléma pèlerins, en particulier les chioukh, de l’achat de livres intéressants et nouveaux. L’occasion est aussi propice à la circulation d’informations entre Maghreb et Machrek. Ce foisonnement a deux conséquences majeures. La première est immédiate : les nouvelles des victoires grandioses de l’empire almohade et de la dynastie saâdienne provoquent au Machrek, décadent à l’époque, le souhait que le pouvoir de ces dynasties musulmanes s’étende aux lieux saints. La seconde conséquence n’est visible qu’à plus long terme : les informations livrées par les pèlerins marocains sur l’histoire, l’actualité et le quotidien de leur pays sont consignées par des chroniqueurs arabes du Machrek. Ce matériau périssable et précieux a été sauvé grâce à cet échange fortuit autour du Haj. Il fait aujourd’hui le bonheur des historiens médiévistes. Il va sans dire que l’information circule dans les deux sens. Les pèlerins rapportent au Maroc des récits de voyage, souvent oralement, mais certains consignent par écrit leurs souvenirs. C’est ainsi que les Marocains ont entendu parler des croisades ou de la campagne de Napoléon en Egypte… Ce que rapportent les convois n’est pas toujours bien accueilli au Maroc. Parfois, la matrice culturelle marocaine réagit négativement à l’apport du Machrek. De la fin du XVIIe au début du XIXe siècle, les sources historiques révèlent l’existence d’une correspondance fournie entre ouléma marocains et tunisiens d’une part, et leurs collègues d’Arabie d’autre part, sur le bien-fondé du wahabisme, cette doctrine qui dérange tant les Maghrébins. Le sujet est tellement important que le sultan Moulay Souleiman charge son fils Ibrahim de s’entretenir de vive voix avec le roi Saoud sur le wahabisme. Les avis des érudits marocains sont partagés, même les plus officiels d’entre eux n’arrivent pas à se mettre d’accord. L’historien de la dynastie alaouite, Akansous, considère cette doctrine comme un courant réformateur, alors que l’historien Zayani, lui aussi officiel, y voit une hérésie à éviter. Il est probable que cette interprétation de l’islam venue d’Arabie ait eu la sympathie du sultan Souleiman, mais les contours de l’identité culturelle et religieuse des Marocains avaient déjà été profondément marqués par le rite malékite, la doctrine achâarite et le soufisme sunnite, eux aussi venus d’Orient, mais bien avant le wahabisme.
A une époque où les moyens de communication ne défient ni l’espace ni le temps, le Haj constitue donc un lien organique très fort et persistant. Avec pour seul vecteur l’échange humain, direct et chaleureux, il a contribué à forger cette « communauté d’esprit » qui permet aux populations du monde arabe de vibrer à l’unisson… quand la conjoncture le permet.
Par Lotfi Bouchentouf
Professeur d’Histoire à l’Université de Casablanca Aïn Chock