C’est un billet qui fera date. Publié le 22 avril 1912 dans le quotidien «L’Humanité», cet éditorial signé Jean Jaurès est une violente diatribe contre l’intervention française au Maroc.
A cette date, le Traité de Fès est officiel depuis le 30 mars et le Makhzen sollicite l’aide militaire de la France contre le début d’une insurrection dans la capitale chérifienne. Un vulgaire prétexte pour le député socialiste, qui y voit une machination coloniale dont le but est de s’accaparer les richesses d’un pays souverain. Intitulé «L’ordre sanglant», l’article de Jaurès est teinté d’une féroce ironie. Son pacifisme acharné causera son assassinat à la veille de la Grande Guerre en 1914.
Nous en reprenons, ci après, des extraits cinglants et lucides, prémonitoires ou presque…
«Il paraît que le calme est rétabli à Fès. S’il suffit à la France républicaine du XXème siècle d’avoir la certitude qu’elle écrasera par la force les révoltes marocaines, quel triomphe en effet !
Mais quel enchaînement de barbaries ? L’invasion, la brutalité de la conquête, provoquent une émeute. D’infortunés officiers et sous-officiers français sont égorgés. Un jeune télégraphiste périt. La répression commence. La capitale marocaine est bombardée ; les cadavres français sont recouverts d’un monceau de huit cents cadavres marocains : premier trophée du protectorat. Un millier d’indigènes sont capturés et ils vont passer en jugement…
Oui, en jugement. Ils ne seront pas traités comme des combattants, comme des prisonniers de guerre. Ils sont des rebelles. Ils ont répondu à l’invasion par l’émeute, au mensonge par la ruse, au meurtre par le meurtre, aux obus qui décimèrent les douars, couchant sur le sol les enfants et les femmes, par l’assassinat sauvage. Quand ils ont su que leur peuple était livré, quand le glorieux protectorat s’est risqué à sortir de l’ombre où on le cachait, ils se sont soulevés. Et c’est nous maintenant qui dans la majesté de notre justice sereine allons leur demander des comptes. C’est nous qui allons leur dire : de quel droit vous êtes-vous révoltés contre l’étranger votre maître ? Avez-vous autant de soldats que lui ? Avez-vous autant de canons que lui ? Et vous imaginez-vous par hasard qu’on vous permettra de croire que votre indépendance ancienne était pour vous quelque chose comme une patrie ? Voilà ce que nous leur dirons, et par une bonne sentence bien régulière, par un jugement bien en forme, nous allons les fusiller.
C’est délicieux. Cela suffira-t-il à convaincre les esprits et à apaiser les cœurs ? Toute l’insurrection marocaine sera-t-elle écrasée en germe ?
(…) Ce qui est sûr, c’est que le retentissement tragique de ces massacres, à l’heure même où cent millions de musulmans s’indignent et s’exaspèrent, va donner à la France, dans le vaste monde de l’Islam, un autre renom que celui que nous, mauvais Français, nous avions rêvé pour elle. La politique de rapine et de conquête produit ses effets. De l’invasion à la révolte, de l’émeute à la répression, du mensonge, à la traîtrise, c’est un cercle de civilisation qui s’élargit. Nous n’avons rien décidément à envier à l’Italie, et elle saura ce que valent nos pudeurs.
Mais si les violences du Maroc et de Tripolitaine achèvent d’exaspérer, en Turquie et dans le monde, la fibre blessée des musulmans, si l’Islam un jour répond par un fanatisme farouche et une vaste révolte à l’universelle agression, qui pourra s’étonner ? Qui aura le droit de s’indigner ? Mais si les contrecoups redoublés de ces entreprises injustes ébranlent la paix de l’Europe, de quel cœur les peuples soutiendront-ils une guerre qui aura son origine dans le crime le plus révoltant ?».