Les premiers explorateurs espéraient voir surgir l’or noir, c’est-à-dire le pétrole. À la place, ils ont trouvé le phosphate. Qu’à cela ne tienne ! Zamane vous raconte, en accéléré, les étapes qui ont fait de ce minerai le premier train du Maroc: celui du développement.
Né officiellement en août 1920, l’Office chérifien des phosphates (OCP) s’apprête à souffler, l’été prochain, sa 105ème bougie. Mais la prospection, aux autres coins du royaume, a commencé dès le siècle précédent, l’exploitation réellement démarrera quelque temps après. La prospection à grande échelle a couvert tout le Maghreb, longtemps soumis à la domination politique et militaire française. La Tunisie fut une étape importante, mais c’est bien au Maroc que la France, entre ingénieurs et hommes politiques, trouvera son bonheur. Mais tout est lié, comme nous le prouvera, plus tard, la grande histoire.
Ce n’est pas un hasard si l’officialisation du Protectorat a «coïncidé» avec la concrétisation des premiers élans phosphatiers du royaume. Même si l’exploitation réelle ne démarre que quelques années plus tard, le filon est là. Les premières lignes de chemin de fer, les premiers ports et aéroports modernes, les premières routes véritables, toute cette infrastructure moderne qui meuble soudainement le territoire marocain, doit servir de sauf-conduit pour les richesses du sous-sol et des eaux de ce pays qui dort. Il y a donc un peu plus d’un siècle, les pionniers européens trouvaient du phosphate alors qu’ils espéraient peut-être plus. Du pétrole par exemple.
Pour sa part, le dahir réglementant la prospection minière, promulgué en 1914, et signé par le sultan Moulay Youssef, est une simple mise en bouche. Quelques années plus tard, et plus exactement en août 1920, un nouveau dahir annonce donc la création de l’OCP (Office chérifien des phosphates), qui entame l’exploitation à Khouribga dès mars 1921. Soit il y a très exactement 104 ans.
Pourtant, le premier centre fut Boujniba, où s’installent l’administration et les services extérieurs de l’Office. Mais en 1924, la direction de décida d’abandonner Boujniba pour installer, près de la côte 791, les services extérieurs et l’administration des mines.
Pour la petite histoire, le premier administrateur de l’OCP s’appelle Alfred Beaugé, et c’est tout sauf une coïncidence. Beaugé, en effet, avait déjà dirigé les exploitations de la Compagnie des phosphates de Gafsa, en Tunisie. Preuve qu’après avoir misé sur la Tunisie, la France va bientôt changer son fusil d’épaule et se concentrer sur le royaume chérifien.
Alfred Beaugé mourut en poste en 1935. Dix ans après Louis Gentil (1925), et sept ans après Abel Brives (1928), qui demeure pour beaucoup de géologues étrangers et marocains le vrai fondateur du phosphate marocain. Le dernier de la «bande», Paul Lemoine, mourra en 1940.
Dès les débuts, il est évident que le potentiel est tel, que l’État a tôt fait d’écarter l’appétit des entrepreneurs privés et de réguler ainsi ce qui devient rapidement la principale richesse naturelle du Maroc. C’est Hubert Lyautey, premier résident général du Protectorat, qui va s’y employer. Mais la partie n’était pas gagnée à l’avance. Car, bien avant la promulgation du dahir officialisant la naissance de l’OCP, les convoitises s’aiguisaient déjà…
Le résident général n’a pas seulement fondé l’Office, il lui a surtout donné son orientation. Il en a fait une affaire d’État à part entière, la plus importante dans ce Maroc moderne qui était alors à peine naissant. C’est donc protégées dans un cadre «national» que débutent les premières exploitations de phosphates, à l’aube des années 1920. Et ce qui devait arriver arriva. L’Office devient rapidement l’un des premiers employeurs du pays. Le recrutement atteint de telles proportions que, sur place, des villes nouvelles voient le jour. Dont celle, désormais emblématique, de Khouribga.
Il est intéressant de voir à présent comment le phosphate a ouvert la voie à d’autres formes d’expérimentations, notamment sur le plan urbanistique et social. Si le Protectorat a tout de suite misé sur Casablanca, passée en un temps record d’un Far West à une sorte d’Eldorado pour les investisseurs et les aventuriers de tous poils, et sur Rabat, transformée en capitale administrative au nez et à la barbe de Marrakech et Fès, il s’est servi du phosphate pour créer un nouveau modèle d’habitat pour le Maroc. La ruée vers le phosphate va alors devenir une ruée vers les villes nouvelles.
Plusieurs cités vont sortir de terre. C’est le cas de Youssoufia, qui est à la base un gisement, rapidement transformé en campement portant le nom de Louis Gentil, avant de devenir une vraie ville avec le nom qu’on lui connaît aujourd’hui (et qui est sans doute un hommage au sultan Moulay Youssef). Il y a le cas des villages satellites comme Boujniba ou Boulanouar, devenus d’authentiques relais pour ce qu’on peut appeler «la route du phosphate». Et il y a, bien entendu, le cas le plus emblématique, celui de Khouribga, dont le nom est intimement lié au phosphate.
Brassage social
Il y a eu les dirigeants et les cadres, essentiellement Européens. Et il y a eu les ouvriers, venus de tout le Maroc, et d’abord du Souss, mais aussi de Tadla-Chaouia-Abda. Toutes les ethnies se retrouvaient au même moment, au même endroit. Toutes les religions, les classes sociales, les nationalités. Il y avait même des commerçants grecs, c’est dire !
L’ingéniosité du Protectorat, et de l’incontournable Lyautey en premier lieu, a été d’imaginer un moyen pour réduire le dépaysement des uns et des autres, et faciliter le contact entre les communautés marocaine et européenne. Ce modèle de cité nouvelle, avec ses strates, ses castes, renvoie au modèle de coexistence et de cohabitation qui va être appliquée dans les principales villes du royaume, surtout à Casablanca. Il obéit à une règle simple, mais qui est le résultat d’une réflexion sociologique et psychologique bien poussée : pour que les uns et les autres puissent cohabiter malgré leurs différences, il faut que chacun puisse reconstituer son environnement naturel. C’est ainsi que les saisonniers et les semi-nomades ont fini par se sédentariser. Et que les ruraux se sont urbanisés. Tout cela par la grâce du phosphate.
Chapitre deux
Comme dit l’adage, à quelque chose malheur est bon. De la crise de croissance, liée à un contexte mondial difficile (l’après-1929), naîtra la nécessité de réorienter et de diversifier la politique économique du pays. Des réformes s’imposent. De nouvelles débouchées sont créées comme la mise en boite des sardines dans la région de Safi ou encore l’ouverture de manufactures de tabac à Port-Lyautey (aujourd’hui Kénitra). La crise, qui n’aura été que passagère, produira des effets durables. Et, paradoxalement, parfois bénéfiques. Alors que pour d’autres pays, c’est le pétrole qui fait la fortune de la contrée qui le possède, dans le cas du Maroc c’est le phosphate. Lequel servira (et continue) de véritable levier de développement. Et ce qui était vrai du temps du Protectorat, le sera davantage dans le Maroc indépendant.
En effet, une fois que la parenthèse du Protectorat et de la tutelle française a été refermée, l’Office n’a pas chômé, loin de là. Plutôt le contraire. L’entreprise étatique a plutôt profité de l’avènement tant attendu de l’indépendance, en 1956, pour s’ouvrir à de nouvelles perspectives et pouvoir voler de ses propres ailes. C’est le chapitre deux de son existence, différent mais complémentaire du précédent.
Jusque-là, l’office se cantonne pratiquement à l’exploitation du phosphate brut, domaine dans lequel il atteint un remarquable savoir-faire en la matière. Avec la libéralisation du pays et une confiance retrouvée, l’entreprise voit de nouvelles perspectives se profiler. C’est le début, entre autres, de l’ère de la chimie pour l’OCP. En décembre 1961, Hassan II, intronisé depuis quelques mois, ordonne la construction du complexe industriel «Maroc Chimie» à Safi. Un projet ambitieux et sans doute visionnaire, mais qui produira un indiscutable dégât collatéral au passage, en « éteignant » progressivement le volume des autres activités de la ville (pêche, conserveries de poissons). Il n’empêche. Le train du développement du Maroc indépendant allait passer par le phosphate, entrainant bien des secteurs, à commencer par l’agro-alimentaire, dans son sillage. Comme il est loin, désormais, le temps où le précieux minerai était encore confondu avec du sable…
Par Younes Mesoudi