En cette nouvelle période de débat autour de l’héritage coloniale dans le monde, une figure se détache largement dans le cas du Maroc. Hubert Lyautey, «l’architecte du Protectorat», incarne quasiment à lui seul cette parenthèse de notre histoire. Malgré les innombrables études faites à son sujet, il garde une part de mystère qui fascine historiens et grand public. Pierre Vermeren, l’un des spécialistes reconnus de Lyautey, nous explique les paradoxes de ce personnage toujours aussi énigmatique, un siècle après son passage décisif au Maroc…
Aujourd’hui, la sépulture de Lyautey repose aux Invalides. Il avait pourtant émis le souhait d’être enterré au Maroc où, d’ailleurs, il a reposé quelques années après sa mort. À travers cet exemple, que révèle la mémoire partagée du personnage ?
Lyautey est un homme de synthèse : un officier monarchiste français au service de la République française, et un officier colonial qui a tiré consciemment les enseignements des erreurs coloniales pour épargner au Maroc les erreurs commises en Algérie. Il l’a fait à sa manière et sans pouvoir engager l’action de ses successeurs. Mais il a voulu préserver le Maroc dans ses cadres politiques et religieux, et un siècle après, ils sont là. Lyautey est par ailleurs un esthète qui a idéalisé le Maroc et travaillé à la préservation et à l’embellissement de son patrimoine. C’est enfin un visionnaire qui avait prévu beaucoup de choses quand on relit ses écrits : la folie meurtrière et sans issue de la Première Guerre Mondiale ; la revanche inéluctable de l’Allemagne après l’humiliation du traité de Versailles décidée par son grand rival, Clémenceau ; la décolonisation inéluctable des peuples d’Afrique et d’Asie, et l’amitié souhaitable de leurs élites avec l’ancienne puissance coloniale… Il a prouvé qu’on peut être un grand homme politique sans faire de la politique au sens habituel du mot. Sa mémoire peut être partagée sur bien des points.
D’une manière récurrente, le débat sur l’héritage colonial refait surface un peu partout dans le monde. Au Maroc, les polémiques concernent l’usage de la langue française, le patrimoine architectural et la statue équestre de Lyautey aujourd’hui à l’abri dans l’enceinte du consulat général de France. Pensez-vous qu’il s’agit d’un nationalisme exacerbé ou d’un rejet de la mémoire coloniale ? Pourquoi, à votre avis, aucun historien marocain n’a consacré un travail d’envergure sur Lyautey ?
C’est effectivement un mystère. Les historiens marocains ne s’intéressent pas ou marginalement à l’histoire du pays qui a colonisé le leur pendant 44 ans, c’est dommage mais c’est ainsi. Les polémiques récurrentes sont dans la nature des temps postcoloniaux. Il y a hélas une forme d’algérianisation de la vision que certains Marocains se font de la France et de l’histoire coloniale ; c’est peut-être dû à la fréquentation entre Marocains et Algériens au sein de l’immigration en France, ce serait une question intéressante à étudier. Ce qui est étonnant, c’est que ceux qui pourraient protester ou récriminer contre la France ne le font pas directement. Il s’agit d’une part des héritiers de la mémoire tribale berbère qui ont été combattus les armes à la main par la France. Mais aussi de la famille royale qui a été malmenée à plusieurs reprises, notamment en 1953. Mais ces acteurs se sont par la suite réconciliés avec la France, et des traits ont été tirés sur le passé. Dans les années 1960, les peuples décolonisés, fiers de leur indépendance et optimistes, n’en avaient plus rien à faire de ce passé colonial. C’est la dureté de notre époque et les échecs politiques et économiques de notre temps qui ramènent ces rancœurs anachroniques. Et puis c’est l’air du temps. Puisqu’on ne parvient pas à préparer un avenir attrayant, on criminalise le passé, ici et ailleurs.
Propos recueillis par Sami Lakmahri
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