L’historien Ahmed Bouchareb est le spécialiste incontesté de l’histoire commune entre le Maroc et le Portugal. Dans cet extrait, il revient pour Zamane sur la période la moins connue de cette histoire bilatérale, avant la prise de Sebta en 1415. Il explique aussi les conditions de cet évènement aux conséquences historiques et durables…
«Je vois beaucoup de similitudes entre la région de Doukkala au Maroc et celle de l’Algarve. Cela date sans aucun doute de la période d’Al Andalus. Nous pouvons même remonter au-delà de cette période pour constater l’influence marocaine sur le Portugal. Claudio Torres, un éminent chercheur portugais, a remarqué que l’ancien habitat traditionnel en pisé ressemble beaucoup à ce qui se faisait sur le territoire du Rif avant l’arrivée de l’Islam. Une influence somme toute logique car nous sous-estimons largement les mouvements de populations, qui s’opèrent déjà avant même le Moyen Age. Depuis ces temps anciens, la relation entre les deux pays n’a jamais cessé. Même après la Reconquête d’Al Andalus, une sorte de complémentarité s’est imposé entre les deux. Elle est essentiellement économique. Contrairement aux croyances, le Portugal n’est pas du tout une terre agricole, ce qui est le cas du Maroc. Le Portugal est par exemple toujours déficitaire en matière de blé. Dans les écrits des historiens locaux, le Maroc est défini comme un «océan de céréales», spécialement les régions de la Chaouia et Doukkala. Ce blé est généralement échangé par les Portugais contre les fruits secs, raisins et figues, très abondants dans l’Algarve. Cette complémentarité est d’ailleurs la véritable raison de la conquête portugaise au Maroc. L’idée est de mettre la main sur le potentiel économique marocain, le même dont manque cruellement les Portugais.
La reconquête d’Al Andalus est la période pendant laquelle le rapport de force entre le Sud et le Nord s’inverse. L’extension portugaise s’explique par une renaissance commune avec l’Europe entamée depuis le XIIIème siècle. L’amélioration des conditions de vie a entrainé une augmentation de la population, donnant ainsi les moyens humains d’un besoin d’expansion. Sur le plan idéologique, l’apparition de la Peste Noire au cours du siècle suivant a donné les mobiles pour la conquête de nouveaux territoires, ne serait-ce que pour combler les pertes en vies humaines.
«Garder Sebta valait plus que la vie des otages»
Le Portugal, comme les autres, doit également assurer son développement interne en important des esclaves qui font office de main d’œuvre. L’Espagne et le Portugal sont précurseurs dans ce domaine, bien avant les Anglais et leur commerce triangulaire. Les activités outre-mer deviennent même vitales pour le Portugal du XIVème siècle, qui traverse alors une grande crise financière au point que la monnaie d’or a cessé d’être frappée. Cet or, justement, venait auparavant du Soudan et le Maroc en était l’intermédiaire. Pour Lisbonne, la solution est simple : se positionner et contrôler la route de l’or. Pour eux, le débouché de cette voie doit impérativement être sous leur contrôle. Ce débouché sur la Méditerranée s’appelle alors Sebta. Le Portugal la conquiert donc en 1415.
Pour la première fois, le Portugal investit militairement un territoire marocain. La prise de Sebta est un évènement très précoce dans l’histoire coloniale. Les Portugais ont vite compris l’intérêt économique de cette conquête. Ils sont également bien conscients que détenir la ville de Sebta leur offre un intérêt stratégique majeur. Un chroniqueur portugais contemporain des faits évoque la prise de Sebta comme «la clé de Gibraltar». Face à la concurrence, Lisbonne se devait de jouer un rôle dans la région car elle ne voulait pas être dépendante de ses trafics avec les ports italiens, épicentres marchands de l’époque. La route entre Gênes, Venise et Lisbonne devait offrir des garanties à la marine marchande. La prise de Sebta le permettait. Par ailleurs et à la même époque, existait également la menace de la course, bien développée dans le nord du Maroc. La prise de Sebta vient aussi limiter cette activité très gênante pour la navigation portugaise. Sur le plan théorique, la prise de Sebta était donc une évidence. Mais sur le terrain, cette entreprise a coûté très cher au Portugal. Un coût qui se paye d’abord dans les relations avec l’Espagne, qui réclame dès lors un droit de conquête, s’estimant plus légitime que le Portugal dans ce registre. Dès lors, Tanger devient, après la prise de Sebta, la principale cible des Ibériques. Tentant la stratégie du fait accompli, les Portugais ont décidé d’attaquer Tanger en 1437 mais se sont heurtés aux troupes Wattassides qui sont parvenues à les encercler puis à les neutraliser. Afin d’évacuer les troupes rescapées, les Portugais étaient obligés de négocier en promettant la restitution de Sebta. En garantie, ils ont du laisser un prince important, frère de Dom Enrique, l’un des plus célèbres navigateurs de son temps, aux mains des Marocains. De retour au Portugal, les gouvernants ont estimé que garder Sebta valait plus que la vie des otages. Le prince retenu est finalement mort à Fès. Cet épisode illustre parfaitement l’importance de Sebta aux yeux des Portugais».