La fronde sociale, moteur des rectificatifs d’orientation et de gouvernance, quand elle n’est pas à l’origine de grandes mutations politiques, dans un sens d’avancée prometteuse ou de recul régressif. Ce postulat est-il toujours opératoire, valeur aujourd’hui ?
Vérification faite à l’aune du dernier débrayage du 29 octobre 2014. Une grève nationale d’une nature que le Maroc n’a pas connue depuis des décennies. Ce n’était pas une atmosphère de ville morte, mais les usines et les services publics, administratifs et privés étaient majoritairement à l’arrêt. Deux choses ont caractérisé cette grève grandeur nature : l’absence de violence et l’unité d’actions des principales centrales syndicales à partir d’un cahier revendicatif commun. Alors même que cette protestation est en rupture quasi-totale avec la politique sociale du gouvernement. Cela mérite d’être relevé, car il n’en a pas toujours été ainsi.
Jusqu’ici, la grève générale charriait une lame de fond et un mouvement de foule qui se transformait rapidement en émeutes populaires et en affrontements avec les forces de police, voire des éléments de l’armée. L’histoire du Maroc indépendant est émaillée de ces soubresauts venus du tréfonds de la société et de leurs dénouements sanglants. La liste est longue : le 23 mars 1965, le 19 avril 1979 (pour le personnel enseignant), le 20 juin 1981, le 11 janvier 1984, le 16 décembre 1990 et, à un degré moindre, le 5 juillet 1995. C’était des mouvements à mi-chemin entre la désobéissance civile et l’étincelle insurrectionnelle. La répression, lorsqu’elle n’était pas préméditée, fût terrible.
À l’origine de ces soulèvements récurrents, il y avait immanquablement la revendication sociale alimentée par un fort sentiment anti-autorité makhzénienne. C’était l’époque toute proche, bien qu’étirée dans le temps, où l’on ne pouvait pas toucher à la Caisse de compensation pour les produits de première nécessité et les hydrocarbures, sans risque et sans coup férir. Le fameux « Chahid koumira » (martyr de la baguette) de Driss Basri est entré dans l’histoire.
Aujourd’hui, selon toute vraisemblance, on en est plus là. Et pourtant, la vie n’est pas moins chère, surtout après que la Caisse de compensation ait volé en éclats, à part quelques miettes résiduelles ; pour ne prendre que ce paramètre parmi tant d’autres. Une tendance et une interrogation marquent la période actuelle et le futur immédiat.
Pour la première fois, les syndicats ont mené une action de cette envergure de façon unitaire. D’autant que sur ce registre, on revient de loin. Car, c’est en ordre dispersé qu’ils y allaient auparavant. Pour les moins jeunes, il convient de rappeler que le syndicalisme a joué un rôle de premier plan dans le mouvement de libération nationale, en tant que structure organisée à grande capacité de mobilisation. Au lendemain de l’Indépendance, le front syndical s’est fissuré, avant de s’effriter. Il s’est trouvé devant un choix stratégique : indépendance de fonctionnement et de décision, ou rattachement organique, synonyme d’inféodation à un parti politique. Dans un premier temps, l’UMT, syndicat unique, a été le bras syndical de l’Istiqlal, puis de l’UNFP, tout en gardant une bonne marge d’autonomie. Ce n’est qu’au début des années 1960 que le scissionnisme syndical a débuté, au gré et au rythme des divergences intra-partisanes. Cela a aboutit à une véritable atomisation du champ syndical. Exemple récent, la grève du 29 octobre a été conduite par trois principales centrales, l’UMT, la CDT, et la FDT qui ont été rejointes par 29 autres sur un total de 32 entités syndicales peu ou prou réellement existantes. À titre de comparaison, aux États-Unis comme en Allemagne, il n’y a qu’un seul syndicat, l’AFL-CIO et la DGB.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir dans quelle mesure ce mouvement syndical pourra-t-il continuer à mener ce même type d’actions unitaires, de protestation et de revendication pacifiques, tout en assurant l’encadrement d’une grogne normalement prompte à une radicalisation de plus en plus difficile à endiguer.
L’interrogation que suscite cette situation concerne la direction islamiste du gouvernement. Les conséquences sociales de sa politique économique sont très durement ressenties, pour ne pas dire plus, autant par les couches populaires que par une classe moyenne méthodiquement laminée. Quel avenir pour l’islamisme politique à vocation gouvernementale ? Il y a fort à parier que la facture électorale sera salée. Même si les forces préposées à l’alternance ne sont pas vraiment en ordre de bataille…
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION