Ils ont régné sur un empire qui, à son apogée, s’étendait des rivages de l’Atlantique aux vallées d’Andalousie, du désert saharien jusqu’aux terres fertiles de l’Èbre. Ils ont fondé des villes, unifié des lois, imposé leur foi. Pourtant, les Almoravides demeurent, pour beaucoup, une énigme. Leur nom traverse les siècles sans jamais s’imposer avec la clarté qu’on accorde à d’autres dynasties. Comme si leur mémoire restait à demi effacée, ensevelie sous les sables du temps ou reléguée entre deux périodes plus célèbres : l’essor des Idrissides et l’éclat des Almohades. Ce paradoxe, l’historien Daniel Rivet l’avait bien saisi lorsqu’il décrivait les Almoravides comme «une monarchie de type nouveau», bâtie sur un double socle : un rigorisme religieux affirmé, et une volonté politique de centralisation sans précédent au Maghreb. Partis d’un mouvement de réforme spirituelle dans les zones tribales du sud, les Almoravides ont, en quelques décennies, bâti une structure impériale cohérente, inédite par son ampleur comme par ses ambitions.
Mais ce projet n’allait pas sans tension. Car gouverner un tel espace -hétérogène, éclaté, parcouru de rivalités locales et de traditions anciennes- impliquait une forme de pouvoir capable d’imposer l’ordre sans trahir les origines. Le dogme malikite, érigé en doctrine d’État, fut l’outil de cette unité. Il fut aussi, parfois, une arme redoutable pour museler la diversité. L’historien Daniel Rivet évoque à ce titre un «rigorisme politique et religieux en quête de légitimité», soulignant que cette piété stricte n’était pas seulement sincère, mais également fonctionnelle : elle permettait de légitimer la domination almoravide là où la force seule ne suffisait plus. Ce que les Almoravides ont tenté d’établir, c’est un pont. Un pont entre les dunes mouvantes de leur berceau saharien et la complexité urbaine d’al-Andalus. Un pont entre la parole prophétique de leur guide, Abdellah ben Yassine, et la stratégie militaire de Youssef ben Tachfine. Un pont entre la pureté rêvée du message religieux et les compromis nécessaires de la politique. À ce titre, leur œuvre est à la fois immense et fragile. Immense par son extension géographique, par la création de Marrakech, par les batailles livrées contre les royaumes chrétiens. Fragile parce que traversée, dès l’origine, par des contradictions profondes, que l’histoire finira par faire éclater.
Ce mois-ci, le magazine Zamane a choisi de revenir sur cette page trop peu lue de notre histoire. Non pas pour célébrer ou condamner, mais pour comprendre. Qui étaient vraiment ces chefs venus du désert ? Comment ont-ils structuré leur pouvoir, dans un monde en recomposition ? Et que nous dit aujourd’hui leur parcours sur les relations entre religion, autorité et société?
À travers une série d’analyses, de portraits et de récits historiques, notre dossier explore cette dynastie souvent réduite à quelques clichés (des cavaliers fanatiques, des bâtisseurs de mosquées, des rois austères…) pour redonner à leur aventure toute sa densité humaine et politique. On découvrira, derrière la rigidité apparente, une véritable intelligence du territoire. Derrière le dogmatisme, des choix stratégiques subtils. Derrière l’autorité, parfois, des doutes, des conflits internes, des réajustements. Les Almoravides n’ont pas seulement fait l’histoire du Maroc. Ils ont posé les bases d’un pouvoir musulman occidental, profondément enraciné dans l’espace maghrébin, mais capable de dialoguer – ou de s’affronter – avec l’Andalousie, avec l’Afrique subsaharienne, avec les dynamiques du monde méditerranéen. Ils nous laissent un héritage qui dépasse les ruines et les chroniques : une manière de penser la souveraineté, la foi, et les rapports entre les peuples.
Ce dossier est une invitation. À relire le passé autrement. À se libérer des images toutes faites. Et à reconnaître, dans cette aventure vieille de mille ans, les échos des questions qui nous agitent encore. Bonne lecture et bon retour aux sources.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION