L’histoire est parfois impitoyable. Elle couronne certains et en condamne d’autres à l’oubli. Entre la splendeur des Mérinides et l’ascension triomphante des Saâdiens, les Wattassides semblent avoir été relégués à une simple parenthèse dans le récit national. Une dynastie maudite ? Peut-être. Une dynastie incomprise ? Assurément.
Car les Wattassides ont bel et bien gouverné le Maroc. Pas dans toute son étendue, mais avec une résilience et une lucidité remarquables, malgré un contexte d’instabilité chronique. Coincés entre la menace constante des puissances ibériques, les insurrections internes et la montée en puissance des Saâdiens, ils ont dirigé un royaume morcelé, mais non dénué de vitalité. Ce règne fragile fut néanmoins marqué par un foisonnement culturel et intellectuel exceptionnel. Car c’est sous leur autorité que le Zajal et le Melhoun ont pris leur envol, signes d’une société en mutation, ouverte sur de nouvelles formes d’expression. Alors pourquoi cette dynastie est-elle si souvent écartée des récits officiels ? Pourquoi hésite-t-on encore à lui accorder le statut de véritable dynastie ? La fragilité de son territoire, la brièveté de son règne, ou simplement l’ombre imposante de ses prédécesseurs et successeurs ? Peut-être tout cela à la fois. Mais l’histoire n’est pas faite que de victoires éclatantes ; elle se nourrit aussi des luttes incertaines, des résistances de l’ombre et des héritages souvent invisibles.
Ce qui frappe dans l’histoire des Wattassides, c’est cette impression de règne sous pression constante. Le Maroc wattasside était un royaume à l’équilibre précaire, toujours sur le fil du rasoir. La menace ibérique se faisait chaque jour plus pressante, avec la chute de Grenade en 1492 qui sonna le glas de la présence musulmane en Al-Andalus. Dès lors, les ambitions portugaises et espagnoles se tournèrent vers la côte marocaine, transformant les villes portuaires en bastions disputés. Les Wattassides, affaiblis militairement et financièrement, ne pouvaient qu’opposer une résistance sporadique face à ces assauts répétés. Le contrôle des principales villes côtières comme Sebta, Tanger ou Asilah échappait peu à peu à leur autorité, ouvrant une brèche dans la souveraineté marocaine.
Mais les menaces ne venaient pas uniquement de l’extérieur. À l’intérieur du royaume, les derniers Mérinides contestaient encore leur légitimité, tandis que les Saâdiens, consolidant leur pouvoir dans le Sud, préparaient leur ascension. La progression des Saâdiens ne relevait pas seulement d’un conflit de pouvoir : elle traduisait une mutation politique et religieuse profonde. Les Wattassides, issus de l’aristocratie militaire mérinide, incarnaient un pouvoir fondé sur la tradition aristocratique et la légitimité tribale. Les Saâdiens, en revanche, se présentaient comme des champions de l’islam militant, porteurs d’un projet religieux et politique capable de fédérer la résistance contre les Portugais. La légitimité spirituelle des Saâdiens, adossée au jihad, rendait leur ascension inéluctable.
Malgré ces faiblesses structurelles, le Maroc wattasside n’était pas un espace en déliquescence. Loin d’être une simple transition entre deux âges d’or, cette période a vu une intense effervescence culturelle et intellectuelle. Les Wattassides furent les derniers souverains à gouverner un Maroc encore ancré dans l’héritage andalou. La chute de Grenade et l’expulsion des morisques en 1492 et 1609 marquèrent un basculement définitif dans le rapport des forces entre le monde musulman et l’Europe chrétienne. Dans ce contexte, les Wattassides ont été les témoins impuissants d’une bascule historique majeure, mais ils ont aussi été les derniers gardiens d’un modèle culturel andalou, porté par la poésie, la musique et la pensée mystique. Il est donc injuste de réduire le règne des Wattassides à une simple période de transition, ou pire, à une parenthèse anecdotique. Leur règne fut certes marqué par la fragilité politique et la défaite militaire, mais aussi par une effervescence intellectuelle et culturelle qui a façonné en profondeur l’identité marocaine. Les Wattassides ne furent pas seulement des souverains déchus ; ils furent les gardiens d’une mémoire, les témoins d’un basculement historique et les acteurs d’une résistance culturelle face à l’effondrement d’un monde. Ce mois-ci, Zamane vous propose de redécouvrir cette dynastie oubliée (lire dossier du mois). De percer les mystères de son règne, de comprendre ses faiblesses, mais aussi ses forces. Les Wattassides méritent leur place dans le grand récit du Maroc. Ils furent peut-être une dynastie maudite, mais ils restent, malgré tout, une dynastie. Bonne lecture.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION