A l’été 2013, Zamane a rencontré le prince Moulay Hicham avec l’idée de raconter la vie et la personnalité de son père, Moulay Abdellah, frère cadet du roi Hassan II. Nous en reproduisant, ci-après, des récits inédits, héritage de la mémoire orale du défunt prince…
«Mon père, qui était très jeune à l’époque, vivait cet exil un peu comme une aventure et un dépaysement. Mais il vivait aussi la douleur de son père, celle de l’éloignement, et observait avec attention l’attitude de son frère ainé Moulay Hassan, obsédé par l’idée du retour au pays. Malgré son jeune âge, mon père a pleinement conscience de la déchirure qui est en train de se produire. Il devait aussi reprendre ses études qu’il a dû interrompre brusquement à cause de l’exil. A cette époque, la famille entière est consciente du risque important de l’impossible retour. Pour tout le monde, la partie est perdue, sauf pour Moulay Hassan, le seul et l’unique à croire dur comme fer à un retour au Maroc. Ce sentiment de fatalisme vient essentiellement du sultan, qui est un homme sage et pragmatique. Il réalise que les vents de l’Histoire ne sont pas favorables aux têtes couronnées et que les exemples de dépositions de monarchies sont légion. Le futur Hassan II est donc encore le seul à croire en l’avenir et il s’y prépare. Par exemple, il prend en charge toute sa fratrie et les conditionne déjà à un retour.
Mon père me racontait une histoire que je trouve symbolique de l’obsession politique précoce de Moulay Hassan durant sa période d’exil à Madagascar. Un jour, lors d’une visite d’Abderrahim Bouabid, une partie de cartes est organisée. Il est de coutume dans la demeure de la famille à Madagascar de ne jamais évoquer l’exil et la nostalgie du Maroc, sujet encore trop douloureux aux yeux du sultan. Pourtant, en plein milieu du jeu et sans aucune transition, Moulay Hassan fixe Bouabid du regard et lui dit: «Alors Abderrahim, quand retournons nous au Maroc ?». Surpris, Abderrahim Bouabid tente de le rassurer en lui répondant brièvement que le pays est en train de s’acheminer vers l’indépendance. L’exil est aussi l’occasion pour Moulay Hassan d’affuter ses premières armes en politique.
Pendant l’exil, mon père est entré une fois dans un club privé réservé aux colons français de Madagascar et interdit aux indigènes. Il s’y introduit et se baigne dans la piscine. L’affaire fait scandale sur place et permet aux autorités de maintenir l’humiliation exercée sur le sultan du Maroc. Comme mon père est mineur au moment des faits, les Français convoquent le sultan Ben Youssef au Tribunal pour répondre des actes de son jeune fils. Moulay Hassan, choqué par le traitement que l’on veut infliger à son père, déclare aux colons qu’il est le tuteur légal de Moulay Abdellah, et qu’à ce titre, c’est lui qui répond à la convocation de la justice. De plus, il profite de son diplôme en droit pour assurer lui-même la défense de son jeune frère. La stratégie de Moulay Hassan est simple. Il fait de ce procès d’apparence anodine, une véritable tribune anticoloniale en fustigeant la discrimination pratiquée par les Français. Il prend son rôle tellement au sérieux que mon père s’inquiète de la tournure du procès. Moulay Hassan répond sèchement à mon père qu’il n’est que l’instrument d’une cause plus grande que son sort personnel. Au final, les Français n’osent plus poursuivre le bras de fer et laissent tomber le procès.
Quant à mon père, sa jeunesse le pousse à rester et à défendre son grand frère qui représente bien plus que cela pour lui. D’ailleurs, ce n’est pas par hasard que durant son enfance, mon père appelait Moulay Hassan «Baba khouya» (littéralement «papa mon frère», ndlr). Ce sobriquet montre bien à quel point Moulay Abdellah était attaché à son ainé».