Moulay Ismaïl Alaoui n’est pas un homme politique comme les autres. Issu du cœur des familles makhzéniennes, c’est pourtant vers le communisme qu’il dédie ses années militantes. Dans l’extrait suivant, issu de l’interview qu’il avait accordée à Zamane en octobre 2014, il revient sur une enfance partagée avec les princes, puis sur l’ambigüité d’un mouvement communiste dans un pays musulman.
«À l’époque, le sultan Ben Youssef ne manquait pas l’occasion de rendre visite à mes grands-parents lorsqu’il prenait ses quartiers dans son palais de Oualidia, proche d’El Jadida. Il n’hésitait pas non plus à encourager les princes à faire de même. J’ai d’ailleurs une anecdote à ce sujet qui remonte à l’année 1948 ou 1949. Un jour, le prince héritier Moulay El Hassan, alors âgé d’une vingtaine d’années, est venu déjeuner à la maison en compagnie des princesses. À cette occasion, mon grand-père avait rédigé un mot de compliments. La lecture de ce billet m’a été confiée. Une tâche extrêmement pénible pour moi en raison de ma timidité, mais également à cause de ma maîtrise approximative de la langue arabe. Comme prévu, ma lecture fût entachée d’innombrables erreurs constamment corrigées par le prince en personne. Je me souviens surtout des princesses qui étaient amies avec ma cousine Fatima Hassar, sœur du général Housni Benslimane. Elles nous questionnaient souvent sur notre obédience politique. Évidemment, nous répondions tous que nous étions «hizbi m’khazez» (profondément attaché au Parti de l’Istiqlal). En vérité, personne dans ma famille n’était réellement militant du parti, mais nous étions tous indépendantistes.
En 1961, le parti communiste existait dans une forme de semi-clandestinité. Cet état de fait ne m’a pas vraiment empêché d’afficher mon idéologie. Ce n’était pas par défi. Je trouvais simplement que mon engagement était naturel. Notre marge de liberté n’était pas négligeable. Par exemple, nous soumettions, en accord avec nos amis de l’UNFP, nos propres candidats aux élections de l’UNEM. N’oubliez pas que notre motivation était d’ordre patriotique ! J’estimais que la voie pour le développement de notre pays passait par un choix socialiste.
«Seul le prolétariat pouvait mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme»
Nous ressentions l’interdit qui nous a frappés en 1959 comme une injustice d’une certaine façon. Mais, n’oublions pas que Mohammed V avait des références d’une autre époque. De plus, le roi a été particulièrement influencé par un mouvement qui s’appelait «le réarmement moral». Je me souviens que ce groupe d’Américains, sous la houlette de Moulay Ahmed Alaoui, chargé de la communication du Palais, venait faire des déclarations virulentes à notre égard. La coïncidence entre la présence de ces hommes et la déclaration du roi, décrétant l’incompatibilité entre l’islam et le matérialisme, était pour le moins troublante.
Nous abordions la question de la religion dans notre programme politique plutôt sereinement. Le 3ème congrès du parti, en 1966, consacrait l’islam comme un patrimoine national. Sachez que cette évolution a été entamée en 1959, lors d’un voyage en Chine ! À cette occasion, Abdeslam Bourquia et Ali Yata ont rencontré Mao Zedong. Après des questions sur le parti et sa structure, le dirigeant chinois les interrogea sur la religion pratiquée au Maroc. Lorsque les camarades répondirent «l’islam», Mao leur posa cette question : «Fréquentez-vous les mosquées ?». Surpris et ne semblant pas répondre par l’affirmative, nos deux dirigeants ont été presque sermonnés par le Grand Timonier qui leur recommanda de fréquenter la mosquée pour mieux intégrer le peuple… Le déclic qui nous permit par la suite de réfléchir efficacement à la place de la religion venait certainement de là.
Mais dès le départ, nous souffrions d’un déficit d’image. Au Maroc, l’origine étrangère de la doctrine communiste et des premiers leaders syndicaux, qui étaient Français, n’a pas joué en notre faveur. Nous ne pouvons ignorer cette forme de schizophrénie qui nous caractérisait. Nous voulions un parti pour le peuple, mais sans réussir à le convaincre. À l’époque, ce n’était pas vraiment un problème, mais plutôt un défi. L’objectif étant à terme de le rallier à notre cause, que l’on pensait être la meilleure pour développer le pays. Pour nous, seul le prolétariat pouvait mettre fin à l’exploitation de l’homme par l’homme».