En 2012, son livre a eu l’effet d’une bombe. Dans «Black Morocco : A History of Slavery, Race, and Islam», Chouki El Hamel, professeur à l’Université d’Arizona aux Etats-Unis, brise le tabou de l’histoire de l’esclavagisme au Maroc. Dans cet extrait de l’interview que Zamane avait réalisé avec lui, El Hamel revient sur l’impact de cette sombre histoire sur notre société contemporaine. Petites bonnes et «Haratines» sont pour lui un héritage direct des pratiques d’un autre âge…
«Le traitement réservé aux servantes et aux domestiques est pour moi le fruit d’un héritage. C’est une forme de servitude qui contraint des jeunes filles à vivre dans des conditions des plus précaires. Les anciennes formes d’esclavage n’ont en réalité pas disparu, elles se sont simplement transformées. Nous sommes en effet passés d’un mode social quasi-féodal au colonialisme capitaliste qui promeut une production réalisée grâce à des maigres salaires. Les «petite bonnes» sont virtuellement esclaves de leurs employés car elles demeurent en position de faiblesse, puisqu’elles sont obligées de travailler pour survivre. Un autre exemple de cet héritage esclavagiste du passé est la situation des «Haratines» (littéralement «noirs de peau», ou «esclaves») qui ont été spoliés de leurs terres et à qui a été dénié tout droit humain dans le sud du Maroc. Dans un récent article paru dans la presse arabophone, un «Hartani» de la ville de Laâyoune déclarait que le meilleur statut auquel pouvait accéder un membre de son ethnie était chamelier.
Il existe également des villages bannis où les habitants sont marginalisés et ne peuvent jouir des droits les plus élémentaires. Il en est de même pour certains villages d’autres régions, près de Chefchaouen ou de Zagora. Le gouvernement semble poursuivre les codes d’avant Protectorat, en continuant à dénier aux «Haratines» leur droit à la propriété de leurs terres ancestrales. De plus, les manquements de l’Etat dans la protection des droits humains de ces individus, l’application de la charia et des lois discriminatoires inhibent l’émancipation de l’identité des «Haratines». C’est le point essentiel que j’ai voulu illustrer dans mon livre. Il n’y est pas question que d’histoire mais aussi, et surtout, du présent car l’esclavage au Maroc est une problématique contemporaine.
Toutefois, grâce aux efforts conjugués des ONG et des médias, l’opinion publique est désormais alertée de la marginalisation des Marocains noirs, victimes d’un héritage de crime racial qui demeure impuni. Aujourd’hui, le fait de débattre de ce sujet n’est plus tabou. Il est vrai également que certains migrants sub-sahariens parviennent à décrocher un emploi stable qui leur permet d’envoyer de l’argent dans leur contrées d’origine, comme le ferait un migrant en Occident. Mais la majorité d’entre eux restent en marge de la société.
«L’islam a été politiquement manipulé»
Ce paradigme racial, spécifique au Maroc, est significatif. Pas seulement parce qu’il nous renseigne sur le processus de discrimination et les limites de l’assimilation dans le pays, mais aussi car il nous permet de repenser la définition traditionnelle de l’esclavage. Nous avons besoin de plus de recherches sur les histoires silencieuses de l’esclavage dans toute l’Afrique du Nord. La mise en esclavage des musulmans noirs par leurs coreligionnaires à la peu plus blanche, à savoir les Arabes et les Berbères, est un problème historique qui mérite une profonde investigation. Au Maroc, existe un débat concernant l’interprétation des textes sacrés qui concernent cette question. L’islam, à l’instar des autres religions monothéistes, a été politiquement manipulé pour servir des intérêts matériels spécifiques. En d’autres termes, le pouvoir politique et socio-économique passe outre les préceptes et les idéaux défendus par le Coran. Cela est dû au contexte social bâti lui-même sur un système qui renie à la population noire un statut social digne. Pourtant, le message religieux est basé sur l’égalité politique, économique et sociale de tous les musulmans, quelles que soient leurs ethnies. Mais ce message ne semble pas être entendu par les codes culturels établis par les différentes dynasties successives. Un système qui a finalement créé et répandu des termes à connotation péjorative tels que ‘abd (esclave), k’hal, ‘azzi ou ‘hartani (noir).
Tous les groupes subalternes et en servitude sont victimes de cette hiérarchisation idéologique et sociologique. La culture des arabes, ou des arabisés d’Afrique du Nord, est raciste et perçoit les populations noires comme inférieures. Ces dernières sont prisonnières d’une mobilité sociale extrêmement réduite. L’une des théories que j’expose dans mon livre est celle d’un système marocain «racialiste» qui est, curieusement, l’inverse du système raciste occidental.
Lorsque dans le modèle occidental, une goutte de sang «noir» vous enferme dans la catégorie des «noirs», dans le modèle marocain une goutte de sans «arabe» vous donne accès au privilège d’une caste «supérieure». C’est ce processus qui a aidé à créer une majorité de nationalistes arabes et subjugué, dans le même temps, les individus aux ancêtres noirs. Aujourd’hui, il est important de noter que les associations locales des droits de l’homme organisent des campagnes pour dénoncer le racisme à l’encontre des migrants subsahariens. Mais les Marocains noirs sont moins visibles dans leurs revendications, certainement à cause de la culture du silence qui règne depuis longtemps. Cette population paye également l’inconstance du mouvement abolitionniste, censé être l’instrument indispensable à l’émancipation politique».