Les détracteurs de Mohamed Talbi, qui vient de décéder le 30 avril dernier, peuvent l’accabler de toutes les tares, mais ils ne peuvent pas ne pas reconnaître son courage.
Ses amis autant que ses ennemis lui reconnaissent cette vertu cardinale qui l’avait poussé à s’inscrire en porte-à-faux par rapport à Bourguiba, au faîte de sa gloire pour ce qu’il considérait son sécularisme outrancier, oser braver la chape de plomb de Benali, et s’opposer à la fois à Ennahda, parti islamiste, et au parti au pouvoir, «Nidaa Tounes» (l’appel de la Tunisie) qu’il avait intégré puis quitté. Il s’inscrivait dans ce qui devait être le credo de l’intellectuel : la vérité. Son dernier livre, publié en Tunisie en janvier 2016, « La question de la vérité » (en arabe), en dit long sur sa vie et sur son parcours d’auteur.
Ce fin lettré, né à Tunis en 1920 et originaire de l’est algérien, était certainement l’un des derniers représentants d’une espèce en voie de disparition au Maghreb, à l’aise dans les deux langues, française et arabe, passant d’une culture à l’autre sans heurt. C’est cette espèce qui a donné de grands noms comme Mahmoud Maasadi, le Jules Ferry tunisien, Lahbib Boularès et autre Baji Caïd Sebsi, l’actuel président de la Tunisie, tous issus de la pépinière politique et intellectuelle de la Tunisie moderne, le collège Sadiquia. Talbi avait cette intimité avec l’Occident qui provenait de sa maîtrise de la langue française, de sa compagne qui était allemande, mais aussi de cette imprégnation des origines. Enfant, il avait appris le Coran, ce qui l’avait prédisposé à la fois à saisir la matrice de l’islam et à maîtriser la langue arabe.
Talbi, contrairement à ces corollaires et une tendance lourde des lauréats de Sadiquia, qui étaient plutôt laïcisants, voulait une régénérescence au sein de l’islam. Il était autant un homme de foi que libre penseur, conscient des tares des musulmans et de la nécessité, pour eux, de s’insérer dans la modernité. Il savait que cela ne pouvait se faire sans un effort de synthèse. Il avait horreur du mimétisme béat de l’Occident et de l’atavisme de la tradition. Il ne pouvait souscrire ni au rejet de la tradition, ce qui expliquait son inimitié avec Mohammed Charfi ou Yadh Ben Achour, ni à ceux qui se complaisent dans la reproduction de la tradition, même revue. Il n’avait pas peur de s’attaquer à Ennahda, avatar du salafisme qu’il considérait comme un cancer.
L’académicien
On pourrait décliner sa vie en trois phases. L’académicien d’abord. Il était professeur émérite d’histoire qui avait le courage de bousculer un certain nombre de tabous. Son livre « Etudes d’histoires ifriqienne et de civilisation médiévale » publié en 1982 est une référence incontournable pour l’histoire de l’Afrique du Nord, à côté de classiques comme ceux de Stéphane Gsell ou Charles André Julien. Il avait osé resituer la « conquête » arabe en réhabilitant les maîtres des lieux de l’Afrique du Nord. Son écrit sur les Barghata (sic) dans ce gros opuscule, est une des analyses les plus originales sur ce qu’il avait considéré comme l’expression du nationalisme berbère, qui avait oscillé entre la berbérisation de l’islam (avec les Bourghata) ou l’islamisation de la berbérité (avec les Almoravides et les Almohades). Il n’était pas dans la doxa quand il avait analysé l’impact des Andalous depuis 1212 dans les cours maghrébines. Leur arrivée en Afrique du Nord était plutôt néfaste, écrit Talbi. On retrouve chez lui les effluves de l’analyse d’Ibn Khaldoun. C’est pendant cette phase qu’il a été l’un des pionniers du dialogue des religions, et particulièrement avec le christianisme. Le dialogue des civilisations devait passer par un dialogue entre les religions, aimait-il dire, paraphrasant un religieux allemand, Hans Kung.
Moderniser l’islam
La deuxième vie de Talbi commence quand, en 1992, au moment où l’islamisme faisait rage en Afrique du Nord, il sort son livre qui va lui conférer une nouvelle identité, «La famille de Dieu », (‘iyalu allah), de nouvelles idées dans le rapport du musulman avec lui-même et les autres. Le livre a eu un grand succès et a été réécrit en français par lui-même, avec un autre titre, «Moderniser l’islam » ( Editions Le Fennec, Casablanca). Il est adoubé par les modernistes marocains. Il a été invité par la Fondation Abderrahim Bouabid dans les années 1990, de même que par le PSU, au lendemain du printemps arabe. Les berbéristes marocains le lui rendaient bien, grâce à sa lecture de l’histoire qui ne porte pas la marque de l’idéologie panarabe ou islamiste. L’idée maîtresse du livre est qu’il faut tirer de l’islam sa substantifique moelle, ou, pour reprendre son expression, sa flamme (« jadhoua») et non sa cendre, son esprit et non sa lettre. Il faut s’en tenir au Coran et au Coran seulement. Mais il faut une double lecture, celle du texte, mais aussi celle du réel, avec les outils modernes de la science. Le «Livre» devrait mener au monde moderne et non l’en détourner. Le monde moderne devrait fournir les outils nécessaires pour lire le «Livre». Il aimait citer le verset coranique qu’il considère comme le viatique du musulman : « Cherche dans ce que Dieu t’a conféré, l’Autre Vie (Une raison), mais n’oublie pas ta part dans l’ici-bas. Fais-le bien comme Dieu t’a entouré de ses bienfaits. » (traduction de l’auteur). Dans la même foulée, il publie un autre livre, « L’islam et les défis modernes » (en arabe) où il appelle les musulmans, qui ne vivent le monde moderne qu’en resquilleurs, à s’acquitter de leur dû en se réconciliant avec eux-mêmes, avec leur temps et avec le monde. Il était, dans ce livre, pionnier sur la question de la liberté de conscience.
C’est certainement cette obsession de synthèse qui a fait que Talbi n’était aimé ni par les modernistes de tous poils, qui lui reprochaient ce qu’ils considéraient comme le fétichisme des origines et le diktat du texte, ni par les traditionalistes qui étaient dans l’autosatisfaction.
L’activiste ou le chantre de la liberté
La troisième vie commence quand il se fait le chantre de la liberté sous Benali au sein d’une association qui n’eut jamais le quitus des autorités. Dans les colonnes d’«Al Hayat», en 1997, Talbi avait rappelé le fâcheux précédent d’un calife abbasside qui, du haut du minbar le jour de l’Aïd El Kébir, avait proclamé qu’il allait sacrifier un opposant. En terminant son sermon, il a passé la lame sur la gorge du alem impénitent devant les fidèles.
C’est une métaphore sur ce qu’encouraient les intellectuels dans le monde arabe. Talbi subit la chape de plomb du système Benali : filature, interpellation, tracasseries, dénigrements… En 2011, il publie un livre osé, «Goulag et démocratie» (en français), à compte d’auteur, faute d’éditeur. Il y cite une anecdote que les Tunisiens se racontaient sous cape, celle d’un chien tunisien bien nourri qui passe la frontière algérienne. à la frontière, le chien repu rencontre le chien algérien, famélique et cadavérique. «Que cherches-tu, lui demande le chien famélique, il n’y a rien à manger par là». «Peut-être, réplique le chien repu, mais je veux aboyer. J’en suis interdit chez moi».
Autrement dit, l’homme ne vit pas que de pain. C’était le credo de ce grand intellectuel, pour qui le renouveau ne peut se faire sans la liberté ni la raison. Mais il ne se fera pas non plus avec la haine de soi ou l’aliénation culturelle.
Par Hassan Aourid