Abderrahim Berrada est l’un des avocats les plus acharnés des années de plomb. En choisissant de défendre les militants de gauche, l’homme n’a pas choisi le confort. Dans le récit suivant, extrait de l’interview que l’avocat avait livrée à Zamane en juillet 2017, il raconte la particularité de son métier, ainsi que les deux affaires les plus emblématiques de son époque. Témoignage unique d’un proche de Mehdi Ben Barka et Omar Benjelloun…
«Mon militantisme a commencé quelques jours à peine après mon arrivée à Paris, à l’occasion de ma rencontre avec Omar Benjelloun. Depuis cette date en 1957, et jusqu’à la fin de sa vie en 1975, il est devenu l’un de mes plus proches amis. À Paris, Benjelloun était membre de l’UNEM et c’est lui qui m’a introduit dans le milieu militant estudiantin marocain. Je me souviens d’avoir immédiatement été marqué par cet homme brillant au rire généreux. En 1959, une scission se produit au sein de l’Istiqlal. Mehdi Ben Barka venait alors régulièrement à Paris pour expliquer les raisons de la rupture et les ambitions du nouveau parti, l’UNFP. Nous le rencontrions à une adresse bien connue des étudiants marocains de l’époque : le 20 rue Serpente. Ce local était loué par des nationalistes depuis le début des années 1950. Ben Barka nous expliquait qu’avec ses camarades Abderrahim Bouabid, Mahjoub Ben Seddik et Fqih Basri, il n’avait d’autre choix que de créer un mouvement politique progressiste. Il ajoutait qu’il comptait sur nous car, après nos études, nous serions les futurs dirigeants du Maroc. Les réunions se tenaient la nuit et pouvaient durer jusque très tard. Je me souviens avoir été impressionné par le charisme de Ben Barka, son éloquence et sa capacité à ne jamais humilier quiconque. Il jugeait, par contre, avec une grande sévérité le prince héritier Moulay El Hassan, qu’il considérait comme le principal obstacle à une entente avec Mohammed V. Pour lui, le roi était en quelque sorte le prisonnier de son fils. Il critiquait également la naïveté des dirigeants de l’Istiqlal, qui pensaient que les manœuvres du Palais allaient s’arrêter.
Nous n’avions pas accès à Moulay El Hassan. Mais un jour, Omar Benjelloun m’a prévenu que le prince était à Paris, et qu’il était question de le voir dans son fief de l’hôtel Crillon. Contre toute attente, alors que je n’exerçais aucun poste de responsabilité, Benjelloun m’a proposé de l’accompagner. Mais je n’ai malheureusement pas pu assister à cette rencontre. Omar m’a révélé le lendemain qu’ils avaient failli en venir aux mains. D’après lui, le «Chrif», comme il l’appelait, aurait tenu des propos injurieux qui ne sont pas restés sans réponses de la part du petit groupe de camarades…
«La disparition de Mehdi Ben Barka m’a fait me sentir coupable»
En 1965, j’habitais dans le quartier de Saint-Germain-des-Prés, à 200 mètres de la brasserie Lipp. Le lendemain de l’enlèvement de Mehdi, un samedi, j’étais avec mon épouse en train de déjeuner à la maison. Le téléphone sonne. Un individu qui se présente comme un journaliste français m’informe de l’interpellation, puis de la disparition de Mehdi Ben Barka, et me demande si je le connaissais. Je réponds par l’affirmative. Il me questionne également sur le cas de Thami Zemmouri, qui accompagnait Mehdi au moment de sa disparition. Il se trouve que Thami était l’un de mes amis proches. Mon interlocuteur cherchait à savoir où se trouvait Zemmouri. Après cette étrange conversation, nous nous sommes posé la question, avec mon épouse, de savoir si cet homme était réellement un journaliste. Aujourd’hui encore, je suis convaincu qu’il ne l’était pas et qu’il appartenait probablement aux Renseignements Généraux. Après cela, j’ai couru au domicile de Thami où j’ai laissé un mot car il n’y était pas. Quelques jours plus tard, alors que l’affaire faisait déjà grand bruit, Zemmouri est venu dîner à la maison. Il m’a confirmé qu’il était bien présent aux côtés de Mehdi, et qu’il a vu deux hommes se présentant comme des policiers l’aborder et le faire monter dans une voiture banalisée. Il m’a expliqué également que l’un des individus l’a écarté de la scène en lui affirmant qu’il n’y avait rien de grave. Mais il s’est étonné surtout de l’attitude de Ben Barka qui, d’ordinaire si courtois, s’est engouffré dans le véhicule sans même un regard ou un mot à l’adresse de son compagnon. Thami Zemmouri était blême durant tous le repas. Je ne l’ai plus jamais revu jusqu’à sa mort en 1971. La disparition de Mehdi Ben Barka m’a fait me sentir coupable. Ce raisonnement enfantin était lié au fait que l’action s’est déroulée tout près de chez moi. L’affaire a continué à me suivre dans mon lieu de travail. À l’époque, j’étais en stage dans l’un des plus fameux cabinets d’avocats de Paris. Mon patron, Charles Delaunay, a été sollicité par l’un des protagonistes de l’affaire pour le défendre. Sachant pertinemment ma proximité politique avec Ben Barka, il m’a mis face au dilemme de la défense de l’un des accusés de sa disparition. Si le cabinet s’engageait dans l’affaire, je devais assister mon patron en rendant notamment visite régulièrement à l’accusé en prison. Mon patron m’a volontairement mis dans une position délicate pour me donner une leçon de déontologie. Au final, il m’a demandé de rédiger une lettre déclinant l’offre du client…
«Une immense douleur a régné lors de l’enterrement de Omar Benjelloun»
Je ne suis toujours pas remis de l’assassinat de Omar. Je suis hanté par deux plaies encore béantes. La disparition de Ben Barka et l’assassinat de Benjelloun représentent des douleurs qui ne s’estomperont qu’à ma mort. Ces faits incarnent pour moi le summum de la laideur humaine. Je reviens au propos de Thomas Hobbes («L’homme est un loup pour l’homme»). J’ai appris la terrible nouvelle au tribunal par un confrère quelques minutes à peine après le meurtre. Dans la même salle d’audience se trouvait mon ami Mohamed Karam. Nous avions du mal à y croire. Karam et moi avons sauté dans la voiture pour nous rendre sur le boulevard Al Massira. Parmi la foule devant le domicile de Omar, je repère Mustapha El Alaoui, alors gouverneur de Casablanca, qui ne me connaissait pas encore. Sans me contrôler, je l’apostrophe : «C’est le pouvoir qui est là». Il m’a répondu que la police faisait son travail et qu’elle a d’ailleurs mis la main sur un présumé coupable. Une immense douleur a régné lors de son enterrement le lendemain. Je n’avais pas d’éléments, même l’implication du régime dans ce crime imputé à la Chabiba Islamiya ne faisait aucun doute pour moi. Mais ces drames ne m’affaiblissent pas, bien au contraire, ils m’inspirent la révolte et alimentent ma passion pour le combat politique.
«La stratégie est de signifier aux juges qu’ils ne sont pas des juges»
Dans le prétoire, vous avez affaire à des juges programmés pour condamner. Le rôle de l’avocat politique est de faire en sorte que ces juges soient contraints de lever le voile derrière lequel ils se cachent. Le but est de les mettre à nu et de montrer qu’ils sont là uniquement pour réprimer. Il faut dénoncer leur incarnation du pouvoir car, derrière leurs robes, les codes et le jargon judiciaires, ils sont en réalité le pouvoir. Dès votre entrée en salle d’audience, la stratégie est de signifier aux juges qu’ils ne sont pas des juges. C’est ce que Jacques Vergès appelait «une défense de rupture». Si vous ne le faites pas, vous entrez alors dans la défense de connivence. Vous devenez un rouage de la machine et vous ne servez plus ceux que vous défendez. Au procès des marxistes-léninistes de 1977, qui a mis sur le banc des militants du 23 mars et Ilal Amam, j’avais la charge de la défense de plusieurs accusés dont Abraham Serfaty. J’ai plaidé selon la stratégie de la rupture, jusqu’à ce que le président de la Cour intervienne pour me faire taire. D’un coup, tous les accusés se sont levés comme un seul homme et ont crié «Fasciste !» à l’adresse du président. C’est un exemple de la déstabilisation recherchée. À la fin du procès, le Parquet, qui voulait obtenir ma radiation du barreau, a présenté une demande pour me suspendre. Le Conseil de l’Ordre ne pouvait que m’acquitter. Le contexte politique ne permettait pas d’aller jusque-là».