Dès que «la crise syrienne» est entrée dans la situation de pourrissement qui dure jusqu’à nos jours, l’analogie avec «la guerre froide» s’est imposée à notre perception des événements du Machrek. La Russie opposa son refus d’une intervention militaire et confirma son retour sur la scène internationale. En fait, les analogies similaires se sont multipliées. Je partirai d’une polémique révélatrice qui s’est déroulée au sein des puissances occidentales au mois de septembre 2013 (1). Les partisans des frappes contre la Syrie de Bachar dénoncèrent le retour de l’« esprit munichois » et invoquèrent les accords de septembre 1938 par lesquels la France et l’Angleterre « sacrifièrent la Tchécoslovaquie à Hitler pour préserver une paix illusoire et complaire à leurs opinions publiques ». Par contre, les détracteurs de l’intervention rappelèrent le fiasco irakien de 2003 ; d’autres rappelèrent que l’Irak avait bien utilisé les armes chimiques avec la bénédiction américaine dans la guerre contre l’Iran en 1988.
Plus tard, on a comparé la rencontre de Genève II sur la Syrie à la Conférence de Yalta (1945) qui institutionnalisa le partage de l’Europe entre les zones d’influence américaine et soviétique. On a évoqué la Guerre d’Espagne (1936-1939) pour souligner l’attirance exercée actuellement par le conflit syrien sur les combattants islamistes qui affluent de différents pays. Le dégel récent entre les États-Unis et l’Iran fut comparé avec la rencontre entre Richard Nixon et Mao Tsé-Toung en février 1972 en pleine guerre du Vietnam.
À côté de ces analogies relatives à la Deuxième Guerre mondiale et ses prolongements, certains processus ont érigé un ensemble de pays au statut de paradigmes. On parle actuellement d’une « afghanisation » du Sinaï en Égypte. La Libye actuelle connaîtrait une situation apparentée à la « somalisation ». Des analyses récentes portent des titres évocateurs : « La Guerre de Syrie se déroule en Irak », « Irakisation du Liban et libanisation de l’Irak » (2). Autant d’évolutions qui affectent les États dans leur existence même, en instaurant la violence comme seule expression du politique, et en revalorisant les identités ethnico-confessionnelles qui dessinent des axes d’hégémonie régionale.
Les développements en cours me semblent recouper une autre série événementielle qui relie l’intervention occidentale en Libye au début du « Printemps arabe » à d’autres séquences telles que le soutien initial de l’Occident et des pétromonarchies du Golfe au Jihadisme afghan, et l’intervention américaine en Irak. En arrière-plan, il y a des constantes comme les enjeux pétroliers, et le soutien inconditionnel à l’État d’Israël qui a beaucoup contribué au renforcement du sacré dans l’imaginaire politique arabe.
Retournons enfin à la Première Guerre mondiale. Avec les risques de fragmentation étatique qui pointent actuellement çà et là au Machrek, on évoque les accords secrets de Sykes-Picot (1916) qui dessinèrent un partage de la région entre la France (Liban et Syrie) et la Grande-Bretagne (Palestine et Irak), et créèrent du même coup des entités étatiques nouvelles. Cet événement est actuellement évoqué de manière ambivalente. On parle de transgression des frontières de Sykes-Picot et de la menace d’une nouvelle carte correspondant aux intérêts des puissances.
Le paysage politique arabe présente deux modèles extrêmes. La Tunisie est en train de réussir la refondation de son État national et la gestion des compromis nécessaires pour construire une démocratie viable. La Syrie constitue une révolte hypothéquée par un lourd héritage qui a marqué le rapport entre structures socio-politiques et données géopolitiques. À un niveau plus large, il faudrait relire le parcours du XXe siècle pour mieux comprendre les modalités de passage de l’Empire ottoman à la domination coloniale européenne, puis à des États qui ont combiné, avec des formes et des langages variés, autoritarisme, panarabisme et ambitions d’hégémonie régionale (3).
Il est illusoire d’adopter la perspective d’une histoire qui se répète. Mais, il est tout aussi illusoire de penser qu’on peut se dispenser d’interroger le passé à la lumière de la complexité du présent.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane
1 . Lire l’article de J. Gautheret et T. Wieder, Le Monde, 20/ 9 / 2013.
2 . Lire l’article de H. Fayyad, Assafir, 1 / 2 / 2014.
3 . À titre comparatif, voir l’émergence de l’État moderne en Europe à travers la grille de lecture proposée par Michel Foucault dans son ouvrage Sécurité, territoire, population, Paris, 2004.