En 1969, et après l’exposition de Jamaâ Lafna à Marrakech, les mêmes artistes avaient déplacé leurs œuvres pour les exposer sur la Place du 16 novembre à Casablanca. Depuis cette date, ce petit espace allait être au milieu des débats. La Place prendra encore de l’importance quand elle allait être mise en valeur en 1974 par l’aménagement de la rue piétonnière le Prince Moulay Abdellah par le célèbre architecte Zevaco. La rue débouchait sur la Place, passage obligé vers la fin de l’avenue Mohammed V et l’accès à la Coupole, œuvre du même architecte. Les autorités de la ville avaient décidé en 1982 de répondre à la proposition de l’artiste Abdelhak Sijilmassi, en vue d’ériger un monument qui allait mettre encore davantage en valeur la Place historique. On rasa la fontaine pour libérer l’espace pour la sculpture.
L’artiste réalise l’œuvre qui ne porte aucun nom. Pendant la réalisation, j’eus personnellement la chance d’aller plusieurs fois sur le chantier discuter avec l’artiste en compagnie d’un autre artiste sculpteur, Moussa Zakani.
La sculpture est bâtie en béton soutenu par des barres de fer et recouverte de céramique d’un rose saumon qui laissait suggérer pour certains la couleur de la peau humaine. Les formes ont, pour certains, laissé deviner des aspects érotiques et les petites pointes de jet d’eau assimilées dans l’imagination féconde de certains islamistes à des mamelons. Dans la foulée donc de la rage des années de l’art propre, des fondamentalistes avaient appelé à la faire disparaître. Il est vrai que l’œuvre a été réalisée à un moment où le thème de l’érotisme était en vogue dans l’art au Maroc. Plusieurs artistes, profitant du flou de l’abstraction qui régnait à l’époque, laissaient libre cours à leur imagination, mais l’artiste n’arrêtait pas de dire que s’était une oeuvre esthétique. Que veut dire cela ? Et le rose saumon alors ? Il affirmait qu’il projetait de le recouvrir avec du rouge, mais il eut une rupture de stock en céramique rouge, ce qui l’obligea à accepter de la recouvrir avec la couleur qu’elle a gardé jusqu’en 2022 où l’architecte Abderrahim Kassou, le restaurateur infatigable, réalise le vœu de l’artiste.
Les époques changent et les discours aussi. La ville a décidé de rendre justice à cette œuvre, elle l’a donc intégrée dans le parcours de circulation urbaine. L’architecte, par la nouvelle mise en place, l’a offerte au public en enlevant la barrière du petit muret qui la séparait de ses admirateurs, et dans la foulée on a cru bon inventer un nouveau récit pour présenter l’œuvre, question de faire oublier la référence érotique que certains tentent toujours de maintenir. Aujourd’hui on parle d’un poumon, celui de Casablanca.
Chaque époque a sa lecture de l’histoire de l’art. Mais sur les réseaux sociaux on continue à maintenir la version érotique et certains ont même parlé de «hchouma» surtout quand on est en famille.
Récit contre récit, alors que la vérité devrait être intrinsèque à l’œuvre.
Par Moulim El Aroussi
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