L’histoire du Maroc est un récit dont certaines parties sont écrites en pointillés. Ces points noirs ne correspondent pas à une absence d’histoire, mais à un manque de données. C’est de l’ordre de l’insuffisamment exploré, donc pas compris. En attendant de débroussailler cet amas de vieilles herbes qui ont poussé à l’abri des regards et des témoins de l’histoire, ceux qui se sont penchés sur la question y ont rajouté leur subjectivité, et un zeste d’idéologie. Ce qui rajoute à la difficulté qui est aujourd’hui la nôtre. Le récit national a réglé le problème à sa manière, en adoptant le point de vue des premiers historiens musulmans. Les nationalistes se sont appuyés sur les récits de géographes comme Ibn Hawqal et Al-Idrissi (Xème – XIIème siècle), avant de s’abreuver à la source de «Rawd al-Qirtas» et surtout d’Ibn Khaldoun dans le XIVème siècle.
L’histoire du Maroc tel que nous la connaissons aujourd’hui, et qui doit beaucoup à ces textes fondateurs, commence ainsi avec l’établissement des principautés Idrissides. Tout ce qui s’est passé avant, c’est de la Jahiliya, un brouillard épais, beaucoup de désordre. Le passage des Romains, minime mais authentifié, et surtout assez documenté, est ainsi effacé parce que païen. Avant, ce n’était pas nous. C’est ce que nous dit en somme le récit officiel. Et rien n’est plus faux.
Dans son radicalisme, ce récit n’est que la riposte à un autre récit, tout aussi myope : c’est le récit colonial, qui a essayé de rattacher le Maroc (et le reste de l’Afrique du nord ou nord-ouest) à la séquence romaine et latine, en coupant la très vaste période comprenant les deux vagues arabes. Celle despremiers conquérants portant l’islam au bout de l’épée, à partir du VIIèmesiècle, et celle des nomades hilaliens finissant d’arabiser et d’islamiser à leur manière le Maghreb à partir du XIème siècle.
Nous avons donc deux jahiliyas. Celle que nous propose le récit local et celle offerte par les autres. Les deux zones de clivage sont l’islam et la racine arabe, opposés à Rome et à l’héritage latin. Mais les deux visions peuvent être renvoyées ex aequo. Elles se neutralisent et s’annulent. Elles s’appuient sur des substrats civilisationnels et racialistes qui sont l’envers et l’endroit de la même médaille. La jahiliya est après tout une déclinaison de la barbarie. Les deux signifient sauvagerie, ignorance et anarchie.
Affirmer que la jahiliya/barbarie a commencé avec le départ des derniers Romains ou l’arrivée des premiers musulmans est une vue de l’esprit. C’est de la démagogie.
Avant ou après l’islam ? Avant ou après les Romains ? En creusant le sens que l’on peut donner aux «siècles obscurs», on peut ratisser large et nous retrouver dans la bérézina qui va commencer avec la fin des Mérinides, englober ce qu’on appelle le siècle des Saâdiens (duquel on peut exempter la parenthèse d’Ahmad al-Mansour) et déborder jusqu’à la séquence alaouite de laquelle on peut à peine exclure les intermèdes Moulay Ismail et Sidi Mohamed Ben Abdellah.
Le recul et l’obscurité qui ont frappé ces derniers siècles sont peut-être encore plus frappants que celui qui a suivi le départ des derniers Romains ou l’arrivée des premiers musulmans.
Qu’est-ce à dire ? En fait, ces questionnements autour des siècles dits obscurs cachent une interrogation plus fondamentale encore. De quand date le retard civilisationnel accusé par
al-Aqsa et le reste du Maghreb ? C’est la seule question qui vaille. Mais, et là on rejoint les théories d’un Laroui, la réponse ne peut être ponctuelle. Il n’y a pas eu d’arrêt brutal de la marche de l’histoire, mais une longue et lente accumulation qui a probablement commencé plus tôt qu’on ne le pense. Et, en dehors des influences extérieures (Rome ou l’Arabie), il faut aussi chercher des facteurs endogènes, propres à cette «île» comme Gautier avait l’habitude de qualifier le Maghreb.
Autrement dit : la jahiliya ou les périodes de jahiliya ne correspondent pas forcément aux bornes (im)posées par les récits étriqués du conquérant arabe ou européen. Il faudra probablement chercher ailleurs, encore et encore.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction