Dans une manifestation des gilets jaunes à Paris, et pour tirer la sonnette d’alarme, un citoyen fait cette déclaration poignante : «Quand on commence à hésiter entre aller se faire un restaurant et aller voir un film ou acheter un livre, c’est que ça va mal». Avant d’entendre cette phrase poignante, j’avais suivi quelques années auparavant les grèves de professionnels de l’art en France. Ces deux moments dans ma vie avaient suscité en moi plusieurs interrogations : d’une part, il y a des professionnels de l’art, ceux qui travaillent jour et nuit pour mettre à notre disposition des pièces de théâtre, des concerts de musique, des œuvres d’art et des lieux de leur réception, des galeries des musées, des espaces de vente, des films, des salles de cinéma, des librairies…. Ces gens considèrent que s’ils font grève, non seulement ils vont être entendus, mais le soutien leur viendra de la société.
Et de l’autre, il y a un citoyen de condition modeste, le gilet jaune qui descend dans la rue pour décrier l’injustice économique qui ne lui permet plus de jouir des biens culturels de son pays, et qui est en train de le transformer en un strict animal alimentaire.
Devant ce tableau peu reluisant, je ne m’empêche pas de penser à notre pays et aux arts dans notre pays. Si demain on ferme les galeries, les théâtres, les salles de cinéma, si par hasard on annule les festivals, les débats, les rencontres culturelles, les conférences, pourrait-on espérer voir des populations sortir dans la rue pour exiger un retour à la normale ? Moi je ne le crois pas, pour la simple raison qu’aucun parti politique ne prend ce problème en charge, ne l’inscrit sérieusement dans son programme, ne le défend avec conviction dans les débats politiques ; que le corps social, la société civile comprise, ne croit pas qu’il est prioritaire de soulever le problème. Aujourd’hui, je n’ai plus besoin d’imaginer cette situation ; elle existe. L’épidémie a imposé cet état de fait. Avons-nous vu ou entendu un responsable tirer la sonnette d’alarme ?
Le Musée Mohammed VI a repris ses activités, mais un musée a une mission, celle de montrer ce qui se produit. Il n’a pas les moyens de soutenir la production (la création), il ne peut remplacer les galeries ni les sortir de leur crise. Bientôt on aura bouclé une année sans activité, entre-temps nous avons perdu beaucoup d’artistes (morts) qui étaient encore en activité. Situation qui pourrait susciter le désarroi. On dirait que la société n’a pas besoin de son art ni de ses artistes, elle laisse tout mourir. Ou peut-être elle tue ses artistes. Pendant le confinement, alors que nous avions besoin de nous voir et méditer sur notre image, l’intelligentsia au Maroc, soutenue en cela par la foule sans visage, n’a pas trouvé mieux que d’attaquer violemment un documentaire qui met à nu notre détresse. Ils reprochaient à la réalisatrice d’avoir dit la vérité sur la société.
Sommes-nous dans l’impasse à ce point? Hasla, l’impasse, c’est bien le titre du documentaire. Pensera-t-on à achever l’art ?
Par Moulim El Aroussi