Il fallait le faire ! Hela Ouardi, jeune chercheuse tunisienne, s’est lancée dans un projet fou: raconter les derniers jours de la vie du prophète de l’islam. La « folie » du projet est évidente, son intérêt scientifique aussi. Derrière Muhammad, c’est toute l’histoire de l’islam qui est mise à plat. L’idée est, comme dirait Mohamed Arkoun, d’historiciser la vie et la mort du prophète et, donc, la naissance de l’islam. Cet islam des origines, ou islam « 1ère génération », qui est une sorte de tronc commun à partir duquel nous avons assisté à tous les clivages et à toutes les discordes possibles. Le texte se lit comme une enquête. Une grande enquête historique. L’auteure raconte, observe, rapporte. Nous sommes à la fois devant un texte scientifique et littéraire. Même quand les sources se tarissent ou se contredisent, même quand l’auteure doute ou s’essouffle, la trame, ou « l’histoire », se poursuit, parfois d’elle-même, assurant une continuité et un mouvement semblables à ceux d’un cours d’eau.
Ballottée entre les deux contraintes que sont l’historicité du récit et sa fluidité littéraire, Hela Ouardi trace son chemin et multiplie les effets miroir. Les derniers jours du prophète sont aussi les premiers d’une grande religion. Et ce début d’une nouvelle ère est aussi marqué par l’annonce de la fin des temps, portée par le « dernier des prophètes ». Tout le texte est construit autour de ces dualités : entre la naissance et la mort, le début et la fin, les frayeurs des récits eschatologiques et les promesses d’une nouvelle aube, etc. On en sort étourdi, comme après un voyage éprouvant mais exaltant.
Projet fou, donc, risqué et insensé. Mais surtout pas vain !
La folie du projet tient à plusieurs choses. Il y a d’abord la difficulté d’aborder le sacré comme un simple sujet d’enquête, débarrassé de son halo lumineux. Cela revient à le désacraliser. Ce qui nécessite beaucoup de courage, et pas seulement scientifique. La folie du projet tient aussi à l’extrême rareté des documents contemporains de l’époque des faits étudiés. Non seulement ces documents sont rares, mais ils sont parfois contradictoires et ne permettent pas de trancher un certain nombre de questions essentielles. La folie du projet tient, enfin, au fait que ce travail de mise à plat se frotte en permanence au harcèlement de la foi et de ses millions d’adeptes, prêts à bondir au moindre écart, à la moindre mise en doute de l’histoire officielle, ou fantasmée, d’un grand prophète et d’une grande religion. La nouveauté majeure du livre n’est pas une vérité absolue mais une hypothèse de travail, une très sérieuse hypothèse : les dissensions à l’intérieur de la jeune communauté musulmane n’ont pas commencé après, mais avant la mort du prophète. Cela change évidemment pas mal de perspectives quant aux constructions de l’islam, ou des islams (sunnite, chiite, etc.), qui allaient suivre, et qui se perpétuent jusqu’à nos jours. C’est ce que l’auteure nous démontre, en convoquant les traditions sunnite et chiite, en plus de s’appuyer sur les nombreuses exégèses du Coran, et sur cette masse incroyable de relations et d’informations, pas toujours en harmonie les unes avec les autres, qui foisonnent depuis la révélation du message prophétique (mais pas avant !).
Il est possible, voire recommandé, d’envisager aussi ce travail comme une tentative de brosser au plus près le portrait d’un homme extraordinaire : le prophète. Le portrait est forcément shakespearien. Mais derrière l’émotion, derrière la tragédie, il y a surtout cette idée d’humanité et presque d’intimité qui finit par remonter à la surface. Rendre Muhammad à son humanité, c’est surtout de cela qu’il s’agit. Bien entendu, l’actualité du monde a développé et aiguisé ce besoin grandissant d’en savoir plus sur l’islam et le prophète de l’islam. Le livre de Hela Ouardi s’inscrit forcément dans ce cadre. Il ne faut y voir rien d’artificiel, ni de rédhibitoire. Le lecteur averti saura donc faire la part des choses. Comme l’auteure, il est invité à éplucher et à frayer au milieu de cette montagne de données. Courage, cela en vaut la peine !
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction