Dans la précédente chronique (Zamane n° 77), nous disions que des expressions telles que «Dieu en sait plus» étaient tombées hors d’usage parmi les oulémas, ceux qu’on présente comme théologiens-juristes ou, dans les langues parlées, des “savants”. Nous avions mentionné l’interprétation donnée à cette évolution du vocabulaire par un théologien chrétien, qui s’est demandé si les musulmans avaient tourné leurs pensées vers quelque chose qu’ils appellent « islam » en lieu et place du divin, dont ils s’étaient préoccupés dans les premiers siècles de leur histoire. Nous avions mentionné ensuite l’ouvrage d’un penseur musulman qui va dans le même sens, mais pour qui cette transformation signale la réalisation par les musulmans que l’islam constituait un champ où on pouvait déployer des approches savantes.
Reprenons ce dernier point. La thèse du jeune érudit disparu prématurément qu’était Shahab Ahmed est remarquable et tombe comme un pavé dans la mare des études et travaux produits à propos de l’islam, autant par des prêcheurs que par des chercheurs. Un gros pavé en fait. L’idée est que, comme Monsieur Jourdain a découvert qu’à chaque fois qu’il parlait il faisait de la prose, le jeune chercheur assure qu’il y a, dans l’esprit des musulmans, l’idée d’un domaine où des découvertes peuvent être faites par application des procédés de la raison à ce qu’il a appelé le pré-texte, le texte et le contexte de la révélation. Autrement dit, il y aurait un champ dans lequel travaillent les musulmans depuis plusieurs siècles et où chacun acquiert des connaissances qu’il n’avait pas.
Dans quelle mesure une thèse pareille peut-elle être éclairante quant aux présupposés qui peuplent l’imaginaire des lettrés musulmans ? Peut-elle nous aider à expliquer les évolutions contemporaines des discours religieux ?
Pour mesurer la portée de cette thèse, nous devons évoquer rapidement des tournants qui ont profondément secoué les milieux intellectuels en Europe, c’est-à-dire dans des contextes à dominante chrétienne, au XVIIIème siècle. L’un a été provoqué par un Écossais du nom de David Hume (1711-1776), le premier, dans les temps modernes (Al Birouni, 973-1048, l’avait fait avant lui pour les religions de l’Inde, même si son ouvrage n’a pas eu autant d’impact que celui de Hume), à décider de traiter les religions selon les approches de l’histoire naturelle, c’est-à-dire de les approcher comme des objets de savoir et d’adopter à leur égard l’attitude de l’observateur vis-à-vis d’un objet comme n’importe quel autre. La religion, au lieu d’être un système global qui permet de tout expliquer, devenait entre ses mains un phénomène culturel comparable à d’autres et susceptible d’être observé et étudié comme on étudie les autres êtres ou choses que nous trouvons dans la nature.
Le second a été provoqué par Emmanuel Kant (1724 – 1804) qui dit avoir été réveillé de son sommeil dogmatique justement par David Hume. Kant a soutenu que toute connaissance ne peut venir que de données observables ou de l’analyse logique de raisonnements. Autrement dit, l’idée même d’une connaissance qui porte sur des choses situées hors du champ de l’expérience humaine est irrecevable. La raison ne peut donc déployer des approches savantes dans des champs où aucune expérience n’est possible. Si on doit garder la foi religieuse, ce serait pour des raisons morales, en raison de la nécessité d’un ancrage des principes moraux au-delà du monde de l’expérience. L’idée même d’un savoir qui serait obtenu par exploration d’un champ où nulle expérience n’est possible, un savoir qui ne serait pas «falsifiable» comme on dit aujourd’hui, prête à caution. Que des musulmans se soient engouffrés dans une entreprise de cette espèce signifierait qu’ils sont en train de construire des illusions et de se payer de mots pour tenter de se justifier par l’idée qu’il s’agirait de découvertes.
En fait, six siècles avant Hume et Kant, Ibn Rochd (1126 – 1198) avait rejeté les arguments des théologiens qui prétendaient pouvoir formuler des vérités sur le champ divin. Sa critique du « kalam » est bien connue. Moins connue et tout aussi significative est sa critique (plus feutrée) du soufisme, et particulièrement de sa prétention qu’un savoir pouvait être obtenu par dévoilement, un privilège que certains individus peuvent acquérir en se soumettant à une discipline particulière. Arguments dialectiques dans le domaine de la foi et dévoilement mystique étaient pour lui des prétentions injustifiées. On raconte que, ayant eu vent de l’effet créé par Abu Al Abbas Sebti (1129-1204) à Marrakech, il aurait demandé à l’un de ses collègues de s’enquérir des procédés et des prouesses du prodige. Ayant entendu la relation de son collègue, il aurait conclu que le mystique était de ceux qui pensaient que la générosité pouvait affecter la marche de l’univers. Formule elliptique, mais ironique en même temps.
Abdou Filali Ansary