Les mauvaises relations entre pouvoir et presse ne datent pas d’aujourd’hui. Voici l’histoire d’une tumultueuse rencontre entre un sultan marocain déchu et un journaliste occidental
Octobre 1914. L’ex-sultan Moulay Hafid se trouve à Madrid, logé dans un grand hôtel et attendant que le roi Alphonse XIII le reçoive au palais. Entretemps, il doit rencontrer un journaliste. Il s’agit de José Maria Carretero Novillo, une grande plume de l’époque, un poids lourd de la presse espagnole. Carretero, dont le nom de plume est « El Caballero Audaz » (Le Chevalier audacieux) travaille pour « La Esfera », une revue illustrée et moderniste qui était, selon les historiens, en avance sur son temps. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, avec un surnom pareil, Carretero n’était pas un journaliste frivole. C’était un interviewer certes facétieux, avec un style qui regorge de formules humoristiques, mais il était sans concessions avec ses interlocuteurs. Ses articles n’étaient pas publiés uniquement sous la forme de questions-réponses, « El Caballero Audaz » y introduisait ses propres impressions sur le personnage, une description physique de celui-ci, son humeur, et l’ambiance dans laquelle s’est déroulé l’entretien. A l’époque, c’était un style novateur qu’on trouve aujourd’hui dans certaines émissions télévisées qui mélangent information et divertissement. Autant dire que les entretiens du « Caballero Audaz » étaient attendus chaque semaine par les 55 000 lecteurs de « La Esfera », un chiffre considérable pour l’époque. De 1914, date de création de la revue, jusqu’à sa disparition, en 1931, Carretero a interviewé les plus grands (Adolf Hitler, Benito Mussolini et Léon Trotski, entre autres.)
Rencontre avec le Sultan
Pourtant, dans cette longue liste d’entretiens, il y en a deux qui sont passés à la trappe. Oubliés. Le premier est celui du « sultan déchu »Moulay Abdelaziz et le deuxième avec son frère, tombeur et successeur, Moulay Hafid. Carretero les a interviewés le même mois de l’année, octobre 1914, lors de leurs passages respectifs à Madrid. L’entretien avec Moulay Abdelaziz s’est très bien déroulé puisque le journaliste n’a pas tari d’éloge pour décrire le souverain déchu : « grand seigneur », « beau », « un homme sympathique dont le visage reflète l’image d’un guerrier ». Quant à la rencontre avec Moulay Hafid, les atomes étaient moins crochus. On a même frisé l’altercation. L’entretien commence ainsi. Après l’avoir fait attendre quelques heures dans un couloir de l’hôtel, Moulay Hafid fait passer le journaliste dans sa suite. Assis sur un canapé, l’ex-sultan est accompagné par un interprète espagnol, un « jeune homme blond » qui reste debout. Selon ce dernier, si l’ex-souverain « comprend l’espagnol », il ne le parle pas, tout comme le français. La seule langue qu’il manie est l’arabe. Et il n’est pas dans les meilleures dispositions à l’égard de Carretero qu’il salue à peine. Pourquoi donc ? C’est qu’il a lu l’interview faite à son frère Moulay Abdelaziz, publiée quelques semaines plus tôt. « Mon magnifique seigneur me dit de vous prévenir (…) Il a lu l’article que vous avez écrit sur son frère et il a constaté que vous êtes trop … curieux … disons… trop questionneur et que vous devez essayer de le déranger le moins possible avec des questions qui ne sont pas discrètes », lâche un peu gêné l’interprète. Moulay Hafid sourit. Désarçonné par cette proclame récriminatrice, le journaliste répond, impertinent : « Caramba ! Il est très aimable votre magnifique seigneur ». Le ton de l’interview est donné. L’Espagnol, qui a été reçu avec les honneurs quelques semaines plus tôt par Moulay Abdelaziz, n’a pas l’habitude de se faire traiter aussi cavalièrement. L’entretien s’en ressentira.
Calé sur son sofa Moulay Hafid attend le premier assaut, en regardant de haut et avec dédain ce journaliste « curieux » venu le « déranger ». « Moi, pour ma part, je le regardais avec une insolente indifférence », écrira plus tard Carretero en présentant dans son article ce sultan déchu comme « un despote, un dominateur, discourtois ; son éducation n’ayant pas été rafraîchie par les airs européens ». Comme il fallait s’y attendre, il décrira l’ex-sultan comme un souverain « sanguinaire », « cruel » et « pervers », un homme de haute stature au teint « quasi sénégalais », dont le sourire narquois « provoque des sueurs froides ». L’échange entre les deux hommes est savoureux :
« – Seigneur, tu es plus âgé ou plus jeune que ton frère Abdelaziz ?
– Je ne sais pas.
– Comment Majesté, tu ne sais pas quel âge tu as ?
– Je connais mon âge mais je ne veux pas te le dire, et en plus si nous étions au Maroc je t’aurais expédié dans une geôle.
– Mais pourquoi, seigneur ? Quand est-ce que j’ai provoqué ta colère ? …
– Tu dois savoir qu’au Maroc, c’est une grande offense que de demander l’âge ?
– Ah bon ! Alors, pardon seigneur, mais ici en Espagne cette question n’offense que les femmes. Maintenant, comme nous sommes en Espagne et que je suis intéressé par connaître ton âge, je repose la question.
– Et comme nous sommes en Espagne je te réponds. J’ai 32 ans. »
L’habile Carretero se lance dans des questions anodines sur la raison de son séjour en Espagne, sur sa prochaine rencontre avec le roi Alphonse XIII, mais à un certain moment il sort le sujet qui fâche : ses relations avec Moulay Abdelaziz.
Moi, c’est moi
La question pique Moulay Hafid qui répond à la hussarde : « Je ne maintiens ni de bonnes ni de mauvaises relations avec lui. L’un ne doit pas exister pour l’autre ». Et pour se différencier définitivement de son frère, il se laisse aller à quelques fanfaronnades. « Vous avez eu une preuve de ma supériorité à Marrakech quand, à la tête de mes troupes, j’ai battu les siennes et je me suis proclamé sultan », raconte-t-il (NDLR : Moulay Abdelaziz a été détrôné en 1908).
Et quand le journaliste, impertinent encore une fois, et un brin mal informé cette fois-ci, lui rappelle qu’il a été à son tour déposé par Moulay Youssef, Moulay Hafid s’emporte à juste raison : « Tu mens. Je lui ai laissé le trône. Tu ignores donc que quand je me soulèverai en armes je redeviendrai ce que j’ai été au Maroc ? ». Sans le vouloir, le « Caballero Audaz » venait de toucher un point sensible chez l’ex-sultan. Premièrement ce n’est pas Moulay Youssef qui l’avait détrôné en 1912 mais bien Lyautey et les Français. Et deuxièmement, depuis son installation à Tanger, il n’a jamais fait le deuil du trône.
« – Question : Seigneur, tu aspires à reprendre le trône ?
– C’est une question bête (…) Le trône m’a échappé des mains, mais comme il est à moi, comme il m’appartient par ma descendance du Prophète, je le reprendrai.
– Quelle vie vous faites au Maroc ?
– Je ne répondrai pas à cette question.
– Pourquoi seigneur ?
– Parce que la vie que je fais à Tanger tout le monde la connaît, et la partie que ne connaît pas tout le monde est la partie privée et celle-là, comme tu comprendras, je ne vais pas te la raconter à toi. »
Le sultan sourit, et son interlocuteur aussi. L’atmosphère paraît se détendre.
Une histoire du passé
Moulay Hafid commence à raconter sa vie. Il aime bien circuler en voiture, même s’il ne sait pas conduire. Il adore chasser des bêtes et il aime apprivoiser des tigres et des lions. D’ailleurs, précise-t-il, heureux, il possède un petit parc zoologique à Tanger. Contre toute attente, ce sultan « cruel » se déclare amoureux de la poésie et, assure-t-il, il lui arrive même de composer des vers. Il se montre aussi conciliant avec la France. Le protectorat français ? Il était en gestation quinze ans avant qu’il ne monte sur le trône, et puis c’est « une affaire du passé », conclut celui qui a détrôné son frère jugé trop proche des Occidentaux mais qui a terminé par vendre le Maroc aux Français.
En réalité, Moulay Hafid joue la comédie. Après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Il s’est échappé de son exil doré à Tanger pour se réfugier en Espagne d’où il espérait faire alliance avec les Allemands et les Ottomans pour bouter les Français hors du Maroc. Mais ça, à l’époque, peu de gens le savaient, sauf Paris qui essayait alors de contrôler les deux ex-sultans de peur qu’ils ne servent de tremplins aux Allemands et aux Ottomans pour pénétrer le Maroc. Pour Moulay Abdelaziz, la France le contrôlait à travers l’indispensable Kaddour Ben Ghabrit, son grand agent auprès du Makhzen. Moulay Hafid a réussi à lui échapper. Il retournera dans le giron français seulement après la fin de la guerre.
A la fin de l’entretien, le climat s’étant apaisé, l’ex-souverain et le journaliste auraient pu se séparer bons amis si le « Caballero Audaz » n’avait pas sorti pour sa dernière question le cas Bou Hmara. Il faut dire qu’à l’époque si la réputation de Moulay Hafid était exécrable en Occident c’était à cause du sort qu’il avait réservé à Jilali Zerhouni, jeté dans une cage aux lions après sa capture en 1909. Le récit sanglant des derniers instants du Rogui fait par les chancelleries étrangères au Maroc avait marqué l’opinion publique occidentale et donné du sultan une image de cruauté dont il ne se débarrassera jamais. Un récit qui n’est pas confirmé par les historiens et les chercheurs.
Carretero lui rappelle, alors qu’il l’a jeté dans la cage aux lions, le rebelle fut miraculeusement épargné par ces bêtes féroces et qu’il profita de cette mansuétude animale pour lui dire ses quatre vérités. Le Rogui critiqua les moeurs du sultan, le traita de « lâche », le défia et lui nia sa condition de descendant du Prophète. Ce à quoi, selon le récit de Carretero, le sultan, furieux et hors de lui, ordonna à ses soldats d’abattre Bou Hmara sur le champ. C’en est trop pour Moulay Hafid qui, bondissant comme un fauve s’apprête à se jeter sur Carretero. Puis se reprenant, montre énergiquement la porte de sortie au journaliste tout en l’abreuvant d’injures. « En arabe », bien évidemment, signalera plus tard le « Caballero Audaz », en reconnaissant qu’il l’avait échappé belle. « Parole d’honneur, lecteurs » conclut le journaliste impertinent.