Depuis 2008, la Fabrique culturelle des anciens Abattoirs de Casablanca est un trait d’union entre l’Histoire et la création contemporaine. Pourtant, le Conseil de la Ville tarde à le reconnaître, ce qui empêche toute signature de partenariats et de lever des fonds pour sa rénovation
On fera tomber le mur d’enceinte pour ouvrir les espaces sur le quartier. Dans les écuries, ce sera un théâtre ; les halles transversales seront des espaces d’exposition et la grande halle, l’espace de musique live pour 2000 personnes qui manque à Casablanca… » L’architecte Karim Troussi, membre actif de l’association de la Fabrique culturelle des anciens Abattoirs de Casablanca, a travaillé, avec plusieurs de ses confrères, sur un projet pionnier à Casablanca : la reconversion des anciens Abattoirs en espace de culture. Le projet est ambitieux, à la mesure de cet ensemble :
D’une avant-garde à l’autre
Uniques, ces imposantes structures de béton occupent 5,5 hectares en plein cœur de Hay Mohammadi, disposées autour d’allées et de places. Albert Greslin et Georges-Ernest Desmarest ont conçu en 1922 ce qui devait être un des premiers grands équipements de la ville. Un équipement résolument moderne, avec son espace frigorifique, sa chaudière, son système de traitement des eaux et la sectorisation des activités. L’usage de son matériau aussi, le béton armé, en était à ses balbutiements, ce qui n’a pas empêché de ponctuer les blocs de claustras pour l’éclairage et la ventilation. Et surtout, le style en est inimitable : les portes monumentales et les panneaux verticaux ornés de zelliges renvoient au style néo-mauresque, tandis que la simplicité des volumes, la pureté des lignes et la décoration géométrique des acrotères préfigurent le style art déco dont les années 1920 verront l’épanouissement fulgurant à Casablanca. D’ailleurs les Abattoirs ont toujours été très liés à la ville. Si à l’époque de leur construction, ils se situaient à sa limite, ils occupent aujourd’hui un emplacement central, reliés au tramway, à quelques centaines de mètres de la gare de Casa-Voyageurs, destinée à accueillir le futur TGV. Sur la rive Est de la voie ferrée, ils sont au cœur des quartiers industriels qui ont fait de Casablanca la métropole attractive qu’elle est devenue.
Non loin des cités ouvrières de Lafarge et Socica, ils sont indissociables de l’histoire de Hay Mohammadi, haut foyer de résistance contre le Protectorat, berceau des avant-gardes artistiques et point de départ des émeutes urbaines. Dans les années 1950, il a fallu agrandir les Abattoirs et les adapter aux normes d’hygiène. Ce n’est qu’en 2000 qu’ils ont cessé de fonctionner et ont été remplacés, en 2002, par de nouveaux équipements à Sidi Othman. Mais ils n’ont pas pour autant cessé de vivre. Au contraire, à 91 ans, ils ont retrouvé une seconde jeunesse, grâce au projet que nourrissent pour eux les artistes et activistes culturels qui en ont fait leur cause. Pour l’architecte Karim Rouissi, les choses sont claires : « Si on veut faire de la spéculation, on démolit. Mais si on a une sensibilité à ce qui existe, on voit ce qu’on fait de ce patrimoine ». Les architectes, gens du théâtre, compagnies de danse ou de cirque, plasticiens, musiciens, etc., n’ont pas hésité. « On établit un dialogue entre l’espace et les traces qui témoignent de sa vie, et le contenu qu’on propose », s’enthousiasme Jamal Abdenasser, initiateur de Casaprojecta et membre de la Fabrique. Pour tous, la réhabilitation des Abattoirs est « un projet avant-gardiste ». Le maître mot est fidélité, comme l’explique Karim Rouissi : « Notre idée de base a été d’adapter les fonctions à l’espace existant pour les transformer le moins possible. On a analysé les propriétés thermiques, sonores, et de lumière des espaces pour leur attribuer une fonction ». Et de décrire les espaces publics qui, en extérieur, accueilleront des événements ouverts et où on pourra circuler ; plus loin, les espaces semi-publics, lieux de répétition des artistes ou dédiés à des ateliers ; enfin les espaces d’interaction avec le public : une bibliothèque, un musée de la mémoire industrielle et l’administration. Sans oublier les espaces de jeu pour enfants et le jardin.
Longue marche pour la reconversion
Ce projet est le fruit d’une longue pratique et d’une réflexion en profondeur de la part de professionnels de la culture. Dès la désaffection des Abattoirs, un premier collectif, dont faisaient partie le poète Mostafa Nissabouri et les plasticiens Mohamed Kacimi et Hassan Darsi, veut les sauver de la destruction et propose d’en faire un lieu dédié à la culture. Mais la discussion avec la Ville, propriétaire des lieux et soucieuse de la rentabilité d’un projet culturel, n’aboutit pas. Les militants ne baissent pas les bras et obtiennent, en 2003, grâce à l’association Casamémoire pour la préservation du patrimoine du XXe siècle, l’inscription des Abattoirs sur la liste des monuments historiques nationaux. Les artistes persistent : le plasticien français Georges Rousse réalise avec des étudiants de l’Ecole des Beaux-Arts de Casablanca deux peintures monumentales en trompe-l’œil ; une partie du festival d’Art vidéo s’y déroule ; on y joue Sophocle… En 2008, le projet est relancé, grâce à une coopération entre les villes de Casablanca et d’Amsterdam : il est question de reconvertir les friches industrielles en lieux culturels et les Abattoirs sont au centre de cette réflexion. En septembre, la ville de Casablanca initie des ateliers de réflexion rassemblant des artistes et des acteurs culturels de toutes les disciplines. En décembre, une journée d’étude sur les expériences similaires à Istanbul, Madrid, Amsterdam et Sao Paolo aboutit à la décision de dédier le lieu à la création contemporaine et aux cultures urbaines. Et le schéma directeur d’aménagement urbain de 2008 consacre le fait que les Abattoirs doivent devenir un équipement culturel pour le Grand Casablanca. Tous ceux qui ont participé à cette réflexion, EAC L’Boulvart, Casaprojecta, La Source du Lion, AMC Mode, etc., soit le fleuron de la société civile active dans la culture, se rassemblent en collectif, représenté par Casamémoire, qui signe en janvier 2009, une convention d’un an avec la ville. Celle-ci verse 2 millions de dirhams pour sécuriser le lieu et lancer une grande opération pour ouvrir les Abattoirs au public : les 11, 12 et 13 avril 2009, les Transculturelles sont donc une grande fête où participent 200 artistes de 18 disciplines. 40 000 spectateurs s’y pressent, de tous âges et de tous milieux.
Depuis, les Abattoirs continuent à être un lieu de mixité sociale, ouvert à tous. 400 000 visiteurs y sont venus pour assister aux activités qui s’y multiplient (60 en 2011, 90 en 2012). En mars 2013, y est lancée la première webradio participative du Maroc, qui rayonne dans six régions et plaide pour la reconnaissance juridique des radios associatives communautaires. « C’est un espace public à vocation culturelle, un lieu à la fois de création, de diffusion, de formation et de production, où la culture est un facteur de développement humain, social et économique », résume Dounia Benslimane, coordinatrice de la Fabrique, constituée en association depuis janvier 2013. Les Abattoirs attirent, se sont inscrits dans un dense réseau, national et international, d’artistes et de lieux culturels. Ils ont fait l’objet d’une large couverture médiatique et intéressent nombre de bailleurs de fonds. Pourtant, ce projet culturel tarde à être reconnu par la Ville. « Nous sommes en négociation constante avec les élus, mais il y a un manque de volonté politique », regrette Dounia Benslimane. Cela fait quatre ans que la Fabrique continue à faire vivre le lieu et à l’entretenir, dans l’attente de la régularisation de son lien juridique avec la ville, qui permettrait de signer les partenariats et lever les fonds. Le plan de rénovation est fin prêt, réparti en trois phases et budgétisé (120 millions de dirhams). Mais, sans convention, c’est le patrimoine et la possibilité de le faire vivre qui menacent ruine.