Quand rien ne marche, il suffit de s’appuyer sur le football. Mais pas seulement. D’une manière générale, le football, opium des peuples et des élites aussi, est un générateur d’émotions à la portée parfois insoupçonnable. Le football peut être un élément fédérateur, et à une très grande échelle. C’est le cas lors des grandes victoires. La défaite, elle, peut faire naître la discorde, le doute, et avoir là aussi un impact transversal, national. Fermez les yeux et convoquez votre mémoire. Rappelez-vous comment la journée du 9 décembre 1979 a été l’une des plus tristes de l’histoire récente de ce pays. à cause d’une grève réprimée dans le sang, d’une nouvelle vague d’arrestations dans les milieux des jeunes gauchistes, ou d’une énième hausse dans le prix du pain et des produits de première nécessité, entre autres événements courants à l’époque ?
Eh bien non, c’était à cause du foot tout simplement.
Ce jour-là, le Maroc entier était en deuil. Sincèrement et profondément en deuil. Parce que la sélection marocaine, que l’on n’appelait pas encore les Lions de l’Atlas, venait de s’incliner par un retentissant 1-5 à Casablanca même devant la sélection algérienne.
Je m’en souviens très bien. Ce n’est pas un souvenir mais un tatouage que je porte encore et sans doute à jamais, comme tant d’autres Marocains. C’était un dimanche et le lendemain, le 10 décembre, au collège, je n’ai vu que des têtes baissées, des gens désolés, qui rasaient les murs, et avaient juste envie de pleurer.
Oui, le football fait ça. Mais il peut aussi faire le contraire. La joie des Marocains en 1986, quand la sélection a passé le premier tour, restera sans doute comme l’un des meilleurs moments du long règne de Hassan II. Carrément. Une victoire en football, ce n’est pas un saut dans le PIB, le taux de croissance ou les nombreux indices du PNUD et de l’UNICEF. Rien de tout ça. C’est juste un bonbon. Une drogue de l’instant. Depuis la disparition de Hassan II, plus aucune équipe marocaine (club ou sélection) n’avait gagné grand-chose sur le scène internationale. Pas de Ligue des champions pour les clubs, pas de CAN (Coupe d’Afrique des Nations), ni de qualification à la Coupe du Monde pour la sélection. Voilà que tout ça a été réparé, pratiquement en l’espace d’une semaine. Début novembre, donc, le Wydad a gagné le trophée africain et les Lions de l’Atlas ont décroché leur ticket pour la Russie. L’explosion de joie qui a traversé le royaume a été exceptionnelle. Beaucoup de Marocains, nés après 1986, ou trop jeunes pour se souvenir de l’épopée de « Faria Ou Oulidatou » (ses petits enfants) comme on les appelait à l’époque, ont découvert, enfin, cette formidable drogue de l’instant qu’est le football. Le football qui gagne. Aux héros d’aujourd’hui, on promet le paradis, une bénédiction totale et entière jusqu’à la fin des temps. C’est exagéré bien sûr, excessif, irrationnel. Mais que voulez-vous, quand on est heureux, on ne compte pas et on en vient presque à perdre la raison. Dans la défaite aussi, on peut perdre la raison. Pour ceux qui s’en souviennent, beaucoup de Marocains promettaient l’enfer, c’est-à-dire la prison (carrément!), pour les Lions de l’Atlas au lendemain de la fameuse débâcle face à l’Algérie en décembre 1979.
Mais le football, c’est aussi la vérité du jour, de l’instant. Une vérité qui peut changer du tout au tout. Tout cela pour vous dire que, d’ici le Mondial (qui aura lieu l’été prochain en Russie), nous avons tout le temps de rêver. Arrêtons-nous juste sur un tableau, parce qu’il est beau : la sélection qui arraché son ticket pour le Mondial est la meilleure représentation possible du Maroc actuel. Celle d’un pays pluriel, et d’une belle mosaïque, dans lequel tous les Marocains ont une place. Le «zmagri» et le «local», les Marocains d’ici et d’ailleurs, le berbérophone, le néerlandophone, le francophone, etc.
C’est parce que le football permet ce genre de miracle que nous l’aimerons toujours.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction