Le décès de Mohammed V (10 du mois de Ramadan) n’est pas seulement un drame national. Le roi est aussi un père de famille disparu bien trop tôt à l’âge de 51 ans. Pour son fils aîné, Moulay Hassan, la disparition de Mohammed V signifie aussi prendre sa succession sur le trône alaouite. Dans le livre entretien «La mémoire d’un roi», Hassan II revient sur cet épisode tournant de l’Histoire du Maroc.
Question. Sire, en 1960, votre Père s’est rendu en pèlerinage à La Mecque et vous avez déclaré qu’en accomplissant ce voyage, il avait comme une espèce de prémonition.
Il en avait assez. Il était sujet à des vertiges qui l’ennuyaient beaucoup et rendaient sa vie impossible. Son médecin traitant, un grand ORL, lui avait dit : « Sire, on peut prendre un risque. Vous n’aurez plus de vertiges, mais vous resterez sourd d’une oreille. » Mon Père lui a répondu : » Mon cher ami, franchement, me voyez-vous prenant quelqu’un par la main et lui disant : « Mettez-vous de ce côté-là parce que autrement je ne vous entends pas » ? C’est impossible. » Il a refusé ce traitement. De plus, c’était une maladie très déprimante. Je vais vous raconter une anecdote. Un jour, alors que nous étions en pleine conversation, je lui dis : »Sire, vous avez ouvert le Maroc. Les gens maintenant écoutent les radios, achètent des journaux et des revues. Vous avez vraiment scellé le dahir sur les libertés publiques, mais vous devrez aussi admettre que des gens ne soient pas d’accord avec vous. » Il a acquiescé et j’ai continué par une question : « Supposons que demain, vous décidiez de faire une entrée officielle dans une ville. On vous annonce qu’il y aura un million de personnes qui vous applaudiront mais que dix mille vous siffleront. Que feriez-vous ? » Il m’a répondu : « Je n’irais pas. Et vous ? » Moi, j’irais. Il a réfléchi, puis m’a répondu : « C’est toute la différence entre votre formation et la mienne. C’est fini, ma mission est terminée, votre heure et arrivée, je vous ai préparé pour ça. »
Question – Que lui avez-vous répondu ?
Hassan II. « Sire, avec tout le respect que je vous dois, je ne veux plus vous entendre parler ainsi, autrement, je m’en vais. »
Question – Comment a-t-il réagi ?
Hassan II – Il a souri. Il était content qu’on le brutalise gentiment, mais il ne s’agissait pas de déraper.
Question – Comment une intervention chirurgicale aussi bénigne que celle qu’il a subie a-t-elle pu se terminer aussi tragiquement ?
Hassan II – Je pense qu’il ne voulait pas se réveiller. La veille, ma mère l’ayant surpris en train de se raser lui a lancé affectueusement, pour le taquiner : » Enfin, sire, vous vous rasez à la veille d’une opération. N’y aurait-il pas une jolie infirmière dans les parages ? » Mon père lui a répondu avec gravité: « Il faut que je sois bien pour rencontrer les anges. » Maman ne me l’a dit qu’après sa mort en ajoutant: « Je ne voulais vous inquiéter. » Si je l’avais su, j’aurais peut-être fermé à clé la clinique pour qu’il ne soit pas opéré.
Question – Comment avez-vous appris son décès ?
Hassan II – J’étais là. Les médecins sont sortis en se lavant les mains, et ils nous ont rejoins au salon, très satisfaits. Tout s’était bien passé. Nous avons pris le thé et des rafraichissements, puis tout à coup l’anesthésiste qui était resté à son chevet est arrivé, le visage décomposé, en annonçant : « Il a un arrêt cardiaque. » Pendant près d’une heure tout, absolument tout, a été tenté. Pour moi, le monde s’effondrait. J’étais comme une balle à l’intérieur d’une grande sphère qui me renvoyait de gauche à droite, de haut en bas.
Question. Et ensuite…
Hassan II. Il a fallu donner les premiers ordres pour préparer les obsèques. Je n’ai pas eu le temps de le pleurer comme je l’aurais voulu. En suivant son cercueil, j’ai dit à tout le monde : « Vous marchez derrière le cercueil d’une seule personne, moi j’enterre en même temps mon Père et le prince héritier. » Franchement, je vous assure que ce n’est pas facile de s’enterrer soi-même.
Question – Qu’éprouve-t-on lorsqu’on passe aussi soudainement de l’autre côté du miroir ?
Hassan II. Nous naissons inconscients mais il paraît que nous souffrons parce que nous prenons contact avec des réalités sensorielles et physiques ; c’est pourquoi nous crions. Là, ce fut une naissance où de bout en bout on reste totalement conscient… et on souffre. Tout d’abord parce qu’on a perdu un être cher. Vous savez, c’est quelque chose de très complexe, on ne peut pas s’analyser. Il s’agit d’un véritable tremblement de terre, on sent que tout s’effondre et surtout on devient totalement orphelin, physiquement, sentimentalement et politiquement.
Question. Est-ce que, durant les premiers temps, votre Père vous a manqué ?
Hassan II. Je vais vous dire une chose : Il ne s’écoule pas dix à douze jours, même aujourd’hui, où je ne le voie pas en rêve.
Question. Y a-t-il des moments où vous auriez souhaité pouvoir lui demander conseil ?
Hassan II. Oh ! ça oui. A certains moments j’ai eu une envie folle qu’il me dise, comme il en avait l’habitude : « Allons, vous n’êtes qu’un imbécile. » On a soif à force de n’avoir personne à qui se confier ou demander quelque chose, de ne pas avoir une main à embrasser pour témoigner son amour. Et je continue aujourd’hui d’avoir soif.
Question. Avez-vous senti très vite qu’il existait une véritable solitude du pouvoir ? Est-ce que cette formule recouvre une réalité ?
Hassan II. C’est une réalité. En effet, quelle que soit l’intimité que vous partagez avec votre premier adjoint, votre fils ou votre frère, vous êtes seul à prendre la décision, même si on en a préparé tous les éléments. Même entouré de la sympathie de mille personnes, c’est à vous et à vous seul qu’il reviendra d’évaluer l’impondérable. Et les conséquences, les retombées de votre choix s’évaluent en tonnes et non en grammes. Cela dit, il s’agit d’une solitude qui n’est pas désespérante. Elle est un peu inhibante mais il faut foncer.
Question. Au début, lorsqu’on accède au pouvoir, est-ce que l’on tâtonne ? A-t-on envie d’imiter son prédécesseur ?
Hassan II. Moi, j’ai toujours cru en l’aphorisme de Buffon selon lequel « le style c’est l’homme ». Je me suis souvent posé la question, et je continue de la poser encore aujourd’hui : « Qu’aurait fait mon Père ? » Mais jamais je ne me suis demandé : « Comment aurait-il fait ? » Surtout pas. Ce serait une erreur monumentale que de vouloir être sa copie. On peut lui ressembler dans sa façon de marcher, de descendre les escaliers, et même de parler, parce qu’un fils imite toujours son Père, mais il ne faut surtout pas essayer de raisonner comme lui. Ce serait un mimétisme à la fois impossible à atteindre et dangereux.