Si l’on veut saisir l’Etat et le pouvoir étatique marocains dans leur complexité historique, un détour par le vocabulaire s’impose. Lorsque nous utilisons actuellement le mot arabe dawla, nous référons à l’État dans son acception moderne, c’est-à-dire une institution qui transcende les individus et les groupes, et que le citoyen oriente, et à laquelle il demande des comptes. Par contre, dans les écrits de nos historiens traditionnels, dawla signifie dynastie, famille régnante et règne d’un souverain. Le terme réfère à la rotation, au cycle et à la discontinuité. Par contre, le terme Makhzen, moins usité par les historiens, est plus présent dans le langage des institutions et la mémoire orale. Au-delà de la succession des dynasties, il exprime une continuité dans l’interaction entre Etat, territoire et société. Le Makhzen est un corps qui a accumulé une longue pratique de domination et de contrôle des groupes, avec notamment l’usage de la violence différentielle et de la cooptation des élites. Le XXème siècle a apporté des changements décisifs dans le sens de l’hybridation. Avec le style fondateur de Lyautey, c’est la création d’une armature politico-administrative moderne et autoritaire destinée à garantir les intérêts du capitalisme colonial, et le maintien d’un Makhzen rénové pour mieux dessiner la fiction juridique du Protectorat. L’État postcolonial d’après 1956 allait hériter et combiner les pouvoirs du Makhzen avec ceux de l’appareil protectoral. C’est ainsi que la dawla devient le corrélatif des nouvelles institutions liées à la façade démocratique ; alors que le Makhzen omniprésent et insaisissable à la fois, est le corrélatif des permanences, de l’oligarchie des grandes familles, et de l’utilisation du pluralisme politique comme instrument de contrôle. Du savoir-faire dans la manipulation des tribus, des notables et des zaouias, on est passé à un savoir-faire dans la manipulation des partis politiques, des syndicats ouvriers et du patronat. Au cours d’une de ses colères dans l’enceinte parlementaire, le chef de gouvernement Abdelilah Benkirane évoque les forces qui entravent le travail de l’exécutif, «en haut, en bas, à droite et à gauche», «les démons et les crocodiles», et il dit en substance : «Je les connais, vous les connaissez, le peuple les connaît, mais je ne peux pas les nommer, je n’y peux rien…». Abderrahmane Youssoufi avait utilisé l’expression «poches de résistance aux réformes», Benkirane et son parti multiplient les synonymes, comme «le gouvernement de l’ombre», «l’État parallèle», et reprennent un concept qui fait actuellement fortune dans le discours politique et les médias à travers le monde, à savoir «l’État profond». Ce concept fut d’abord utilisé en Turquie dans le contexte de l’affaire «Ergenekon» qui a opposé le gouvernement d’Erdogan à un réseau ultra-nationaliste accusé de fonctionner comme un « État dans l’État». Ensuite l’universitaire canadien Peter Dale Scott écrivit l’histoire de «l’État profond» aux USA. L’analyse repose sur la distinction entre «l’État public» et des forces qui contrôlent la richesse, le pouvoir et la violence en dehors de la scène gouvernementale. Il y aurait donc aussi une «politique profonde», une «histoire profonde» et des «événements profonds» tels que l’affaire JFK, l’Irangate et le 11 septembre. On a aussi évoqué «l’État profond» pour décrire la gestation du coup d’État militaire qui a mis fin au mandat du président islamiste Morsi en Egypte. Il s’agirait dans ce cas de la police, des services secrets, de la justice, et du complexe militaro-industriel. Le makhzen serait-il une variante d’«État profond» ? Quelles en sont les formes spécifiques ? Ce qui me paraît significatif, dans l’usage du concept au Maroc, c’est une rhétorique qui s’installe sur la scène politique. Le responsable gouvernemental, conforté par sa légitimité électorale, maintient un langage d’opposition associé à une frénésie de communication : il recourt au style allusif et cultive l’opacité au lieu d’assumer les prérogatives gouvernementales fixées par le nouveau cadre constitutionnel. Ainsi des voix fortes du PJD. ont construit récemment une nouvelle dualité : l’entourage de l’institution monarchique, dit-on, est traversé par deux courants : l’un d’entre eux soutient les réformes, et l’autre s’y oppose ; les deux courants se retrouvent dans l’administration, les milieux d’affaires, les partis politiques et les médias.
Arguments et/ou Alibis ? En attendant, deux symptômes de taille sont là : les grands chantiers de réforme en sont toujours aux effets d’annonce et le temps politique est pris très à la légère dans un contexte de crise.
Aucun Résultat
View All Result