En termes de reconnaissance
Ce mois de février, l’équipe de Zamane m’a aimablement permis d’alléger ma présence pour renforcer l’équipe scientifique du Centre d’études et de recherches Mohamed Bensaïd (CERM) dont je suis l’un des membres. Le motif : la préparation d’un grand colloque maghrébin. L’objectif : soumettre l’espace maghrébin au questionnement des chercheurs, permettre à des générations de Maghrébins, ceux du siècle passé et ceux, jeunes, du troisième millénaire, de se rencontrer, de s’affronter et de s’enrichir mutuellement. L’occasion était belle parce qu’elle coïncidait avec les célébrations de la première année du printemps arabe, et tout particulièrement maghrébin. Merci mes amis de Zamane. L’équipe du CERM a tenu à ce que cette grande rencontre maghrébine soit aussi l’occasion de présenter un vibrant hommage à Mohamed Bensaïd Aït Idder, un Maghrébin de la première heure.
En termes d’émotion
La rencontre se préparait depuis six mois, mais le stress n’a été à son apogée qu’au début du mois courant. L’équipe organisatrice, dont des jeunes du 20-Février, voulait tout à la fois. Réunir des femmes et des hommes de tout l’espace maghrébin, de la Libye à la Mauritanie. Mettre face à face des générations de «vieux» et de «jeunes». Associer l’évocation mémorielle à la déconstruction scientifique des représentations. Faire dialoguer ceux qui ont pris les armes avec ceux qui ont présenté des manifestes. Mais l’objectif le plus hasardeux était de décloisonner les mentalités enchaînées par des décennies de programmation idéologique. C’était une gageure.
Jusqu’au 23 février, le stress n’a fait que s’accentuer. La majorité de ceux qui ont été conviés à ce forum n’avaient confirmé leur présence que du bout des lèvres, souvent par courtoisie. Mais la matinée du 24, les arrivées successives des invités m’ont donné les larmes aux yeux. Tout le monde était au rendez-vous, du fin fond du pays amazigh aux hautes sphères de l’Etat et du gouvernement. De la droite nationaliste, islamiste, à la gauche radicale. De la «société civile» aux artistes, poètes et humoristes. Au-delà de sa simplicité légendaire, Mohamed Bensaïd était le catalyseur de ces retrouvailles, où le respect n’occulte pas les différences de positionnement politique et d’itinéraires personnels. Les jeunes du 20-Février, les jeunes du printemps maghrébin, les opposants éternels, les ministres, les anciens ministres, les hommes d’affaires, les chercheurs… tous étaient là ce matin du 24, pour le Maghreb, le grand Maghreb, et pour saluer cette grande personnalité qu’est Bensaïd Aït Idder. J’en avais les larmes aux yeux : Bensaïd est mon second père… La pudeur m’empêche de m’étaler sur son grand rôle dans ma vie. Je n’aurais pas imaginé que l’hommage que l’on avait préparé pour ce grand homme du Maghreb allait dépasser toutes nos attentes. Bensaïd est encore plus grand que notre imagination !
En termes d’analyse
L’équipe du CERM m’a chargé d’introduire le débat qui allait occuper les journées du 24 et 25 février. Je vous livre ci-après un concentré de l’argumentaire de cette rencontre :
En signalant, dans l’argumentaire de cette rencontre, l’importance du Maghreb en tant qu’espace géopolitique interagissant avec les bouleversements qui ont secoué le monde et la région arabe en particulier, ces derniers mois, le comité d’organisation s’est interrogé sur l’impact de ces événements sur le Maghreb : ouvrent-ils la voie à une citoyenneté maghrébine ? Les mutations profondes actuellement en cours en Tunisie et en Libye impacteront-elles de façon significative le reste de l’espace maghrébin ? Les jeunes acteurs de ces bouleversements seront-ils mieux lotis et mieux inspirés que leurs aînés ?
Nous avons voulu, lors de la préparation de cette rencontre, appréhender le «Maghreb» en tant qu’espoirs et mémoires des Maghrébins, ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui ; espoirs vécus et mémoires racontées, dans la foulée de ce qui, communément, est désigné par le «Printemps arabe». Espoirs portés par des acteurs d’hier et évoqués par des témoins privilégiés, et non moins acteurs d’aujourd’hui, auprès de jeunes générations dont l’action est portée par la fougue de l’idée de liberté, de la quête de dignité et d’un avenir où la citoyenneté agissante bouscule les despotismes et l’ordre conservateur.
Cette approche, in vivo, dans la chaleur de l’action et l’émotion du souvenir, est articulée, dans notre démarche de préparation, à une approche plus « froide », plus distanciée, plus critique. Une approche qui appréhende le Maghreb en tant qu’objet de recherche et de réflexion. C’est pour cela que nous avons tenu à la présence précieuse de chercheurs éminents et confirmés qui, par leurs outils d’analyse, ont apporté l’éclairage scientifique pour comprendre ce que la proximité, aussi bien dans le temps que dans l’espace, a occulté. Ce voisinage, ce «concubinage» entre témoins-acteurs et chercheurs-observateurs est, à notre sens, des plus fructueux. Aussi la nature de la rencontre s’est-elle imposée à nous comme problématique. Entre la commémoration festive, le meeting politique et le colloque académique, il y a un autre genre à revisiter, celui de la Mounadara, en tant que confrontation générationnelle. Celle qui ne cherche pas le conflit, le « clash », mais les regards croisés. Celle où les systèmes de pensée, de représentation et d’action, des uns, ceux d’hier comme d’aujourd’hui, déconstruisent les systèmes des autres.
La confrontation ici a lieu entre générations maghrébines du temps de la colonisation et des luttes pour la construction des « Etats nationaux », et les générations maghrébines de la lutte pour les droits humains et démocratiques, et de la quête de citoyenneté dans son acception universelle. Cette confrontation-là est une démarche de compréhension, de dialogue, d’écoute et d’effort pour s’auto-analyser à travers les catégories fixées par l’autre. La proximité ici n’engendre pas l’occultation, mais l’auto-déconstruction de ses propres systèmes. L’objectif n’est pas le conflit, ni le repli générationnel, mais plutôt le rapprochement par la compréhension mutuelle.
La Mounadara est aussi un moment d’interrogation critique, de mise à l’épreuve de l’analyse scientifique, celle de l’économiste, de l’historien, de l’anthropologue, du sociologue, du politologue, mais aussi du psychologue. Rien n’est immuable, même les mentalités ! Rien n’est définitif, ni essentiel. Tout est changement, tout est en devenir, tout a une histoire. Tout est production humaine, production des sociétés et des processus de leur formation développement. Ces vérités premières, c’est aux chercheurs que nous les devons et, à leur lumière, le Maghreb n’est pas une identité immuable, une donnée essentielle, mais un processus de gestation avec des possibilités d’évolutions aussi variées que contradictoires. L’interrogation scientifique permet justement d’élucider les moments forts de cette gestation et de dresser les développements futurs comme éventualités et non comme certitude. Le déterminisme n’est plus de notre temps !
La Mounadara, enfin, est un moment de maturation. La déconstruction n’aboutit pas nécessairement à une reconstruction. Entre le temps de déconstruire et celui de construire, il y a le temps de l’ambigüité, de la décantation. La certitude est souvent synonyme de précipitation, de schématisme, et d’a priori. C’est souvent une reproduction de représentations intériorisées, donc source de conflits et de non-écoute. L’ambigüité est souvent associée à l’indécision, à l’absence de point de vue et elle est «bradée» au profit d’une certitude commune.Le temps de l’ambigüité, à notre sens, est un temps de refonte, de reconstruction, et il n’est pas quantifié. Il est propre à chaque société et à l’état des cultures qui la structurent.
La Mounadara est un temps d’ambigüité positive, de maturation. C’est pourquoi nous avons opté, dans cette rencontre, pour privilégier le dialogue, entre générations, entre acteurs et chercheurs, entre hommes et femmes, entre Algériens, Mauritaniens, Tunisiens, Libyens et Marocains…
Dialoguer, c’est prendre la parole et en même temps écouter. Dialoguer, c’est interagir, construire en commun des outils d’analyse partagés. Dialoguer, c’est aussi gérer le temps dans l’équité. C’est le rôle certes des modérateurs, mais c’est aussi celui de toute l’assistance. C’est un challenge à la mesure de notre espoir pour un Maghreb citoyen.
En terme d’espoirs
La confrontation a eu lieu. Les jeunes Maghrébins, surtout les jeunes filles, ont bousculé les «vieux» et les moins vieux. Ces derniers étaient dignes, ouverts, mais surtout prêts à l’autocritique, ce qui est un acquis. Les chercheurs étaient décapants, déconstruisant les «croyances», les fougues, les a priori. Les sciences sociales, portées par d’imminents chercheurs, ont imposé la remise en cause des représentations et ont ouvert de nombreuses pistes de recherche et de réflexion. L’art et la poésie ont apporté les détails et la chaleur qui rendent à l’homme, à la femme, son humanité.
La rencontre a montré qu’il y a deux Maghreb : celui de la division, de la misère et du despotisme, et celui de la liberté d’agir, de la dignité et de l’avenir en commun. Entre les deux, un fleuve « noir », celui des privilèges et des marchands de guerre. Pour le traverser, il faut un pont. Nous osons dire que ce pont est en construction. Les jeunes Maghrébins vont hâter la finition de cet ouvrage en forçant, au mois d’avril, l’ouverture des frontières, c’est leur engagement commun lors de cette rencontre. Les autres participants font de même en lançant l’Appel de Casablanca.
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane