Le Rif, auquel Zamane consacre le dossier du mois (lire p. 48), reste une histoire à part. Le pays de la montagne a été la victime du 20ème siècle par excellence, pendant et après le protectorat. C’est une injustice qui n’a jamais été oubliée. Flashback. Il y a à peu près un siècle, le protectorat franco-espagnol a coupé le royaume en deux zones au profil et aux caractéristiques bien différents. Schématiquement : à l’Espagne, le nord, les montagnes du Rif et le versant méditerranéen du royaume ; à la France le reste, et notamment les plaines fertiles, les ports de l’Atlantique, les villes et accessoirement l’intérieur du pays. La division n’a pas seulement été géographique ou géopolitique, obéissant aux rapports de force entre les deux puissances colonisatrices. La coupure a créé ou renforcé un énorme déséquilibre dans le développement à venir de ces « deux Maroc ». Parce que la France et l’Espagne n’avaient pas la même vision de «l’occupation». Leurs politiques ont été différentes. Leurs moyens et leurs besoins aussi. La France a globalement essayé de faire de « son» Maroc une source de profit économique. Elle a déployé pour cela tout un programme : plan agricole, industrialisation, modernisation des ports, travaux publics et infrastructures routières, etc. La logique du profit a créé une autre logique, celle du développement dont allait profiter de facto la zone française du Maroc. L’Espagne n’a pas eu le même rapport avec « son » Maroc. Elle a eu du mal, déjà, à le contrôler et à asseoir sa domination (la résistance de Abdelkrim El Khattabi, qui a dépassé toutes les prévisions). Plus tard, elle s’en est servie comme vivier militaire (Franco et la guerre d’Espagne). Le développement humain, dans le sens global du terme, a été le parent pauvre de cette politique. A l’indépendance, le décalage entre la zone espagnole, surtout dans le Rif, et la zone française n’a jamais été comblé. Il a même été accentué. L’euphorie née de la fameuse route de l’unité, censée transformer toute une région, est vite retombée. Pire, la rébellion du Rif et la manière dont elle a été matée à la post-indépendance ont aggravé le problème. Nous sommes alors dans le Maroc «optimiste» de MohammedV et le Rif, déjà, a le sentiment d’être au mieux délaissé, au pire combattu. Plus tard, dans les années 1980, les révoltes dans le Rif (Nador) ont même donné l’un des discours les plus tristement célèbres de l’histoire marocaine : celui des «awbach».
Le Rif a ainsi vécu, sous occupation ou libre, du temps de l’Espagne et de la France ou sous l’indépendance, avec la ferme conviction d’être « puni ». Elle est là cette injustice, ils sont là aussi les malentendus. Toute cette histoire, voire ces histoires, n’ont pas été oubliées. La preuve par une anecdote à la symbolique très forte : la dépouille de Abdelkrim El Khattabi, héros du Rif, n’a jamais été rapatriée. Au-delà de la polémique autour des raisons invoquées pour justifier le non-rapatriement de sa dépouille, le fait même que Abdelkrim repose toujours loin du Maroc matérialise l’idée que la réconciliation avec le Rif reste suspendue. Malgré les efforts fournis tout au long de ces dernières années. La moindre actualité en provenance du Rif nous replonge dans ces histoires qui sont autant de blessures. Terre de résistance devenue, par la force des choses, terre de colère, le pays de la montagne a été victime à la fois d’injustices et de malentendus. Dieu fasse qu’ils n’assombrissent pas le présent et le futur d’une région chère à notre mémoire et à nos cœurs.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction