Peu après la publication des mémoires d’Abdeslam Jebli dans un précédent numéro de Zamane, parut un ouvrage similaire de Mohamed Bouras, alias le Fqih Figuigui. Nous sommes dans la même nébuleuse d’hommes qui ont fréquenté l’école Ben Youssef de Marrakech, et qui sont passés par les mêmes phases de militantisme : le Parti de l’Istiqlal, la résistance armée, l’Armée de Libération Nationale, l’UNFP, et enfin le courant blanquiste au sein de ce même parti qui, faut-il le rappeler, fut à sa naissance un point où ces mêmes résistants convergèrent avec la gauche de l’Istiqlal, les syndicalistes de l’UMT, et quelques personnalités du parti de la Choura (PDI). L’ouvrage de Bouras est structuré autour de quatre axes : la naissance et l’enfance, le temps de Fès et Marrakech, la résistance, l’Armée de Libération dans l’Oriental, et enfin « le temps de l’exil ». Ces articulations expriment déjà un aspect qui traverse l’ensemble du livre, c’est la mobilité géographique du personnage.
Bouras est natif du Ksar Zenagua de Figuig où il rejoint une école coranique locale. Le premier déplacement du jeune Bouras rappelle la Rihla fî talab al-‘ilm qui le mène à Fès, puis à Marrakech. Il se lie à des amis avec qui il s’initiera à l’action politique au sein des cellules istiqlaliennes créées dans les classes de Ben Youssef. Puis commença une dynamique de mise en réseau, d’abord avec des étudiants de différentes villes en vue d’animer une organisation estudiantine, suivie de près par les conseils d’Abdallah Ibrahim. Lorsque Bouras passe à la résistance armée au début des années 1950, nous le voyons tisser des contacts entre une configuration de cellules à travers différentes villes. Casablanca figure comme base principale, d’où l’on rayonne vers Meknès, Fès, Agadir, Oujda, Nador, Tétouan et la prison de Kénitra. Le récit raconte, dans le menu détail, comment les résistants se procuraient des armes, comment ils se finançaient, les précautions qu’ils prenaient pour communiquer, les mots de passe, le codage des correspondances, les rencontres dans les maisons closes, les commerçants qui vendent l’alcool pour ne pas éveiller les soupçons, etc.
En 1957, et sur la proposition d’Allal El Fassi, Bouras retourne dans sa région d’origine pour structurer l’Armée de Libération de l’Oriental qui va se retrouver face à différentes forces telles que l’armée française, le FLN algérien, la nouvelle armée royale et les éléments incontrôlés de l’armée de Libération. Bouras se voit diriger une force militaire qui est bientôt soumise à des stratégies de provocation. Il reçoit les échos des premiers gouvernements d’après l’indépendance, la scission de l’Istiqlal et la naissance de l’UNFP.
Recherché par la police dans le cadre des premières vagues d’arrestations, Bouras réussit à quitter clandestinement le territoire marocain. C’est alors le début d’une série de pérégrinations, comme pour de nombreux militants pour lesquels l’exil est un espace de formation militaire et de constitution de cellules qui préparent des projets d’actions armées au Maroc. Yougoslavie, Algérie, France, Moscou, Syrie, Allemagne Fédérale. Fausses identités, écoles de formation politique, camps d’entraînement militaire en Algérie, puis en Syrie sous l’égide du Parti Baâth. En 1970, Bouras annonce son retrait de l’organisation secrète dont il constate les maladresses suicidaires que « même un âne aurait pu éviter », selon les propres termes de l’auteur. C’est enfin le retour au Maroc en 1980, à la faveur d’une mesure de grâce. Au début de 2003, Bouras est sollicité par la Fondation Abderrahim Bouabid pour un témoignage enregistré par les soins de Moussaoui Ajlaoui, historien connaisseur du sujet, qui élabore une première version du manuscrit à partir de la transcription. C’est ensuite Ahmed Bouhsane, spécialiste des études littéraires, qui retouche le texte et rédige un texte introductif. Les deux ont fait un gros effort pour éviter l’anachronisme et restituer l’horizon culturel et politique du témoin à l’époque des événements relatés. De son côté l’acteur-témoin est modeste ; son discours ne verse pas dans l’autoglorification et la posture hagiographique (manâqib). De ce fait, malgré les limites inhérentes à tout témoignage, cet ouvrage nous rapproche du vécu, et donne une certaine intelligibilité à des séquences importantes de l’histoire récente.
Par Abdelahad Sebti, conseiller scientifique de Zamane