On emprunte à la politique le jargon mécanique. Depuis Hobbes inspiré par la mécanique de Galilée. Il y a des rouages qui s’imbriquent et permettent à la machine de fonctionner. On est quelque peu tentés d’emprunter à la mécanique des véhicules son jargon pour tâcher de comprendre cette mystérieuse machine qui s’appelle la politique.
Dans chaque véhicule, il y a un moteur, et dans ce moteur il y a des machines, avec démarreur, batterie, courroie de transmission, joint de culasse, boîte à vitesse, radiateur, réservoir de carburant, jauge, etc. Ce sont ces engins qui permettent au véhicule de démarrer et de circuler. Et le conducteur au volant ne voit pas le moteur mais le tableau de bord qui indique l’état du moteur… Sans tableau de bord, le conducteur est désemparé. Imaginez-vous en train de prendre la route pour un long trajet sans tableau de bord ? On n’y pense pas.
Transposons à la politique. L’Etat serait un grand véhicule ou, pour reprendre une vieille expression, un char qui transporte des passagers, c’est-à-dire un peuple, et on serait mal conseillé de conduire le char sans tableau de bord. Oui, bien sûr, on peut convenir que tant qu’on connaît la machine ou lorsqu’on dispose de tous ses leviers, a-t-on besoin de tableau de bord ? Ce n’est pas une bonne recette pour le long terme.
Le moteur d’une société est fait de sa dynamique sociale, très complexe au demeurant, mais là n’est pas mon propos. C’est plutôt du tableau de bord que je devise, fait des forces vives d’une nation, avec de véritables partis politiques, une administration neutre, un système judiciaire indépendant, une société civile active, une presse autonome, des penseurs libres. Ils ne font que rendre compte de l’état du moteur. On peut les ignorer bien sûr, voire sévir contre eux, mais c’est naviguer à vue.
En politique, les gens ne sont pas aussi avisés que le commun des conducteurs et préfèrent se passer de tableau de bord. Ils sont agacés de voir tel feu clignoter, tel autre tourner au rouge, telle aiguille monter au-delà d’un seuil. Certains finissent par détruire le tableau de bord. Ou par confectionner leur propre tableau de bord ! Cela les prémunit-il contre les aléas de la route ?
On a vu, en moins de dix ans, dans notre pourtour, des chars détraqués, des conducteurs débarqués, faute de tableau de bord. Il y a moins d’un an, vous pouvez vérifier, j’avais dit dans ces mêmes colonnes, que rien ne serait plus comme avant en Algérie. Je n’étais pas devin, et je ne le suis pas devenu. J’essaie tout simplement de voir le tableau de bord pour connaître l’état d’une machine.
À quoi nous mènerait-il de niveler les partis politiques, de contrôler la dynamique de la société, de faire taire des voix ? L’Etat n’est pas une personne physique, mais morale. Il ne peut se muer en personne physique, avec ses états d’âmes, ou se comporter en fleuron de la société civile, qui dispute aux acteurs leurs créneaux, leur espace d’expression, ou même affûter des plumes.
Aucun autre acteur ne dispose de la force publique, et ce qui est l’avantage de l’Etat lui commande des règles d’éthique. Dans un monde en perpétuelle mutation, ne serait-il pas sage de garder le tableau de bord au lieu de s’échiner à éteindre les feux qui clignotent ? Le clignotant qui s’allume ne fait que rendre compte de l’état du moteur. Quand on casse le tableau de bord ou on l’ignore, la politique se fait dans l’informel, investit la rue. Et ce qui pouvait être réparé facilement, devient inextricable quand la politique devient informelle. On cesse d’être dans le compromis, pour tomber dans la surenchère. On cesse d’être dans la réflexion pour succomber dans la passion. À ceux qui se prennent pour des parangons de vertu, méditons la réflexion de Camus. En politique, personne n’est innocent et personne ne devrait être juge. C’est le préalable pour la démocratie, ou la sagesse. Nous avons un bien commun à préserver. Nous en convenons, mais gardons notre tableau de bord qui nous aidera à connaître l’état du moteur.
Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane