Dire que l’Istiqlal est une partie constitutive de l’histoire politique du Maroc indépendant est une évidence telle qu’elle relève de la tautologie. A quelques mois près, par rapport à Hizb Achoura de Mohamed Bel Hassan El Ouazzani et le parti communiste marocain, il est la première structure partisane, identifiée en tant que telle par les historiens étrangers et nationaux. Les istiqlaliens s’apprêtent d’ailleurs à célébrer le 80e anniversaire de leur première cellule annonciatrice du futur parti. Quant à la date de naissance inscrite sur le registre d’état civil politique, elle correspond en gros à la revendication de l’Indépendance, à travers le fameux manifeste du 11 janvier 1944. A ce titre, l’Istiqlal est d’une certaine manière notre ancêtre politique. Il est chronologiquement l’héritier de la première résistance tribale et armée à la pénétration coloniale, de Mouha ou Hammou Zaïani à Assou Oubaslam, en passant par Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi. Il a été cette autre forme de refus de la colonisation, d’abord urbaine et politique puis légitimement violente dans les villes et les campagnes. L’Istiqlal a été le réceptacle de ce passage de forme et de fond de la lutte pour l’émancipation nationale. Il en a été l’acteur et le témoin. Beaucoup d’hommes qui se sont revendiqués de ce sigle l’ont payé de leur vie, leur liberté, ou leur intégrité physique. L’Histoire retiendra aussi que, malheureusement d’aucuns parmi les survivants, et non des moindres, sont devenus des rentiers de l’Indépendance, mais pas forcément sous la même enseigne. Depuis les négociations d’Aix-les-Bains au gouvernement de Abdelillah Benkirane, beaucoup d’eau a coulé sous le pont défréchi d’un Maroc officiellement décolonisé. On y reviendra, après un bref raccord avec la dernière évolution de ce parti. Aujourd’hui, l’Istiqlal est toujours-là, plutôt en bonne place sur l’échiquier politique. Il est le rappel d’un axiome intangible, à savoir que la politique appartient d’abord aux entités qui durent, sans trop vieillir, sous peine de dépérir lentement, mais sûrement. Tout pousse à croire que l’Istiqlal a réussi cette prouesse. De la génération de Allal El Fassi à celle de Hamid Chabat, il a pris des rides profondes certes, mais il s’est fait un relooking spectaculaire. Une mutation dans la douleur, où les impératifs du moment ont fini par l’emporter sur les ressorts irrésistibles de l’instinct de conservation. Une évolution qui fait figure d’histoire à livre ouvert, où se télescopent des projets opposés d’un Maroc à reconstruire.
Durant toute cette période, l’Istiqlal, parti unique mais hégémonique, a été le point de mire indiqué de pressions diffuses et centrifuges. Il était la barricade de ralliement pour toutes les composantes du mouvement national, à l’exception de Hizb Achoura qui faisait bande à part, pour des raisons recevables, dans le même mouvement. Un particularisme d’avant-garde qu’il paiera au prix fort, sans que l’histoire ne lui ait encore rendu justice. En mai 1960, sous le premier gouvernement d’alternance conduit par Abdellah Ibrahim (1959-1960), le rempart istiqlalien a fini par céder. Il en a émergé l’Union nationale des forces populaires (UNFP), une opposition franche, mais pas encore radicale, sur ses bords extrémistes. C’est la première grande scission, d’autres suivront de l’intérieur même de l’UNFP. D’un point de vue de filiation politico-génétique, l’Istiqlal en aura toujours été la matrice.
Tout au long des turbulences parfois régicides, toujours dramatiques, que le Maroc a vécu entre les années 1960 et 1990, l’Istiqlal a gardé une position, non pas vraiment d’esthétique, en comptant les coups, mais de distance de sécurité, avec le souci primordial de se prémunir et de durer.
Il a fait le dos rond, le temps de la Marche verte et des débuts de la question du Sahara, en 1975-1976, comme tout le monde. A ceci près que l’Istiqlal a été jusqu’à faire partie de quelques formations gouvernementales de « concoctage » rapide. Avant de participer à la réanimation, en 1992, de la Koutla, endormie depuis 1970.
A partir de l’alternance de 1998, inaugurée par Si Abderrahmane Youssoufi, l’Istiqlal a eu à négocier des virages d’un type nouveau, sur deux fronts. En externe, avec ses alliés en ordre dispersé. En interne, avec une jeune garde montante et impatiente, en mal de notabilité. L’Istiqlal d’aujourd’hui semble avoir rompu les amarres avec les premiers, à l’exception d’un contrat à durée déterminée (CDD) avec le PPS. Par contre, avec les siens, l’Istiqlal a du mal à satisfaire les ambitions d’une nouvelle tranche d’âge et d’extraction sociale qui a pris les rennes du parti. Qu’en sortira-t-il ? Certainement, un Istiqlal new look. Mhammed Boucetta a été, pendant longtemps, l’un des principaux artisans de l’histoire de son parti. Depuis, il y a eu une accélération impromptue et une bousculade de générations, comme si le temps istiqlalien avait subitement cessé d’être suspendu. Comme d’habitude. Cette dernière période, en a été le témoin, presque impuissant. A tel point que, dans l’entretien qu’il nous a accordé en exclusivité, il s’est refusé d’en parler. Il a préféré l’histoire, désormais accessible à une reconfiguration incertaine de son parti. Merci à M. Boucetta de s’être confié à Zamane, investigateur de notre mémoire collective. Mais nos lecteurs, sans lui en vouloir, par une respectabilité entendue, auraient bien voulu qu’il nous livre son sentiment sur le présent et le futur d’un parti qu’il a contribué à façonner et conduit des années durant.
YOUSSEF CHMIROU
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION