Les Européens considèrent «l’unité territoriale» comme la base de l’identité de la «nation» et un pilier de «l’harmonie» hégélienne du «peuple», de la géographie et de l’histoire, dans le cadre d’un récit mythologique qui fait fusionner l’unité territoriale dans le récit de la nation. Le nationalisme né du processus de consolidation de l’État-nation est devenu l’idéologie dominante dans le renforcement du sentiment d’appartenance à cette entité imaginaire appelée «nation». Dans son livre de 1983 « Communautés imaginaires », Benedict Anderson dit que le discours nationaliste «imagine les nations comme des groupements spécifiques de personnes partageant les mêmes intérêts et caractéristiques, en particulier la langue». Le nationalisme n’est pas une idéologie politique, selon Anderson, mais plutôt un système culturel proche des croyances religieuses.
C’est l’émergence et l’évolution de ce qu’il appelle le «capitalisme de l’imprimé» qui a contribué au développement des langues européennes locales (en lieu et place du latin) et à l’émergence de communautés imaginées car les lecteurs qui lisent les mêmes livres s’imaginent appartenir aux mêmes entités. C’est ainsi que les Européens en sont venus à croire que leurs nations avaient une dimension mythologique. Cependant, l’intérêt pour la nation imaginée, en tant que point de rencontre de la mythologie, de la géographie et de l’histoire, n’a pas été respecté en ce qui concerne l’aventure coloniale, orchestré par les pays européens à l’encontre des pays du Grand Sud. Dans son livre « A Peace to End All Peace: The Fall of the Ottoman Empire and the Creation of the Modern Middle East » (1989), David Fromkin décrit comment le désir de la France et de l’Angleterre de démembrer l’Empire ottoman au début du XXème siècle «et de le remplacer par la domination coloniale a conduit à l’établissement de frontières imaginaires au Moyen-Orient».
Un empire disloqué et morcelé
En Occident islamique, la Conférence d’Algésiras de 1906 s’était soldée par la triste décision de départager l’Empire chérifien en zone internationale (la ville de Tanger) et en zones sous protectorat français (le centre et la Mauritanie) et d’autres sous protectorat espagnol (le nord du Maroc et le Sahara occidental). Du même coup, cette même conférence avait confirmé, de facto et de jure, l’annexion des territoires du Sahara oriental (à partir de 1860) aux forces françaises en poste en Algérie depuis les années 1830.
Non seulement les puissances coloniales avaient-elles disloqué et morcelé les empires arabe, islamique et africain (surtout après la Conférence de Berlin de 1884-1885), mais à leur sortie, elles avaient déchiré des entités qui avaient une présence historique et une existence millénaire (comme le Maroc), ou avaient créé de nouvelles entités qui n’existaient pas avant le colonialisme. Pis, elles ont laissé derrière elles des problèmes frontaliers inextricables et sources de conflits entre les pays d’Afrique, du Moyen-Orient et du Sud-Est asiatique.
Selon Emmanuel Ggbenenye de l’Université de Port Harcourt, au Nigeria, le phénomène de la soi-disant « Bousculade pour l’Afrique » avait créé des frontières imaginaires, qui avaient entraîné un grand chaos au lendemain de l’indépendance. Selon Ggbenenye, les frontières coloniales ne doivent être maintenues que si elles ne font pas l’objet de litige, mais doivent être reconsidérées si elles sont contestées par les pays voisins. Ce qui importe, c’est que les pays européens sont les vrais architectes d’une carte coloniale et postcoloniale incompatible avec le principe de la nation en tant que point de rencontre de la langue, de la géographie et de l’histoire, et qui a été le modus operandi des efforts de construction nationale de l’Europe depuis la création de l’ordre westphalien en 1648. Peu importe que cette unité entre langue, géographie et histoire ait été plus imaginée que réelle en Europe, mais elle s’est maintenue, bon gré mal gré au milieu des guerres, du chaos, et des bousculades impériales et coloniales.
La délimitation des frontières des nations du Sud au début et à la fin de la période coloniale a été conçue dans des laboratoires de géographie et par des «missions scientifiques», et mise en place pour s’adapter avec force à une réalité économique ou sociologique qui convient plus à la puissance coloniale partante qu’aux populations autochtones. Dans de nombreux cas, la tendance était que la culture, la géographie et l’histoire ne devraient pas se rencontrer, comme c’est le cas des Peuls, des Mandingues, des Massaïs, des Yoruba, des Bantous (y compris les Zoulous), des Touaregs, des Hamites et des dizaines d’autres groupes ethniques qui se trouvaient du jour au lendemain «dispersés» tout au long de plusieurs pays africains.
En effet, la nature sociologique et démographique de ces groupes ethniques ne leur permet peut-être pas d’avoir cette «complicité» entre histoire, langue, ethnicité et géographie, mais la vive préoccupation des régimes coloniaux était que la culture et les intérêts nationaux émergents ne se confondent pas ou ne se renforcent pas, car cela mettrait en péril les intérêts des puissances coloniales sortantes. Le danger serait l’émergence d’une conscience collective reposant sur une appartenance nationale fondée sur la mythologie, l’histoire et leur ancrage dans la géographie et l’écologie comme c’est plus ou moins le cas des nations européennes.
Il est donc ironique que les mêmes pays européens qui étaient à l’origine de la création d’un ordre post-colonial chaotique soient les plus fervents partisans des mouvements séparatistes dans le sud du Maroc, le sud du Soudan et le Darfour.
Deux poids, deux mesures
En outre, les mêmes Européens ne semblent pas frileux, outre mesure, par rapport à une possible division de l’Irak en trois États, la Syrie en un petit État à Damas avec des protectorats de pays puissants dans ses parties nord et est, une redivision du Yémen en un État du nord et un État du sud, un soutien possible aux mouvements Azawad et Touareg au Sahel, et une division possible de la Libye en un État oriental et un État occidental, et de la Somalie en petits États gérables…
Cela ne signifie pas que les élites politiques arabes et africaines ne portent pas une responsabilité majeure dans la désintégration sociopolitique, la guerre et le chaos qui règnent dans leurs pays. Ils en sont responsables. Mais pour les pays occidentaux, soutenir la sécession, dont ils ont crée au préalable, les conditions d’existence, indique la continuation du même éthos qui a prévalu lors de la conférence de Berlin, de la conférence d’Algésiras, des accords Sykes-Picot et des accords d’indépendance avec les pays africains et arabes. Cela ne signifie pas que les peuples et les communautés ne doivent pas défendre leur propre identité ou n’ont pas le droit de revendiquer l’autonomie ou leur part des ressources des États postcoloniaux. Mais l’admonestation par l’Europe des pays du Sud pour avoir défendu leur unité territoriale, alors que c’est l’Europe elle-même qui est l’architecte de la désintégration de cette même unité, indique l’existence résiduelle d’une forte mentalité néocoloniale. Encore plus révélateur de cette attitude condescendante, voire dédaigneuse envers le Sud est que, tout en prônant le séparatisme dans les pays postcoloniaux, ces mêmes États européens soutiennent fortement, par exemple, les efforts de l’Espagne afin de préserver son unité face aux défis séparatistes de la Catalogne et du pays basque.
D’autres exemples tout aussi révélateurs des deux poids deux mesures de l’Occident sur la question de la souveraineté et de l’autodétermination sont édifiants, tels la volonté de la France à faire taire les mouvements de libération de la Corse et de la Nouvelle-Calédonie ; ou Royaume-uni qui s’accroche à Gibraltar et aux Îles Malouines. Comment la Belgique n’accepte-t-elle pas pas les aspirations sécessionnistes des Flandres ; ou tout autre refus des pays européens de reconnaître Chypre du Nord, leur rejet ou leur condamnation de l’indépendance des Moraves de la République tchèque, ainsi que leurs efforts pour que la Bavière reste au sein de l’Allemagne, que la Sicile et la Sardaigne restent sous souveraineté italienne, et que l’Écosse et l’Irlande du Nord demeurent sous l’autorité du Royaume-uni.
C’est comme si l’Europe disait qu’elle mérite cette convergence historique entre culture, langue, «esprit du peuple» et nation imaginée, et les pays du Sud, embourbés dans leur sous-développement et leur fragmentation, ne peuvent y aspirer. Personne n’ose rappeler à l’Europe que le colonialisme européen a joué un rôle central dans la création du chaos et de l’agitation qui prévaut dans la plupart des pays postcoloniaux, même si la mauvaise gestion des élites locales a largement contribué à l’incapacité de leurs pays à se développer et à rester unis face à une réalité post-coloniale amère.
Par Lahcen Haddad
Professeur universitaire et écrivain