Les mouvements de réforme actuels dénoncent la corruption, un des plus grands fléaux du Maroc. Depuis dix ans, malgré la volonté de lutte affichée, les études indiquent une progression du phénomène.
La singularité des mouvements de contestation marocains réside peut-être dans la place qui y est faite à la dénonciation de la corruption. Les slogans des manifestations pour une démocratisation du Royaume font souvent référence à l’impunité du système politique face aux affaires de corruption. Le fléau ne concerne pas que les élites, il est généralisé à tous les rouages de l’appareil d’Etat. Grâce aux contestations actuelles, l’enjeu de la lutte contre la corruption prend une nouvelle dimension. Face à la pression de la rue, le pouvoir est obligé de réagir. Ainsi, dans son discours du 9 mars dernier, le roi Mohammed VI s’est engagé à accentuer la séparation des pouvoirs. Leur intrication est justement la clé de voûte d’un système corrompu. Une justice plus indépendante permettrait plus facilement de juger et de condamner corrupteurs et corrompus.
En attendant la révision de la Constitution, l’enjeu est de sonder les réelles intentions de l’Etat. Est-il disposé à en finir avec des institutions qui facilitent la corruption, voire l’encouragent, par exemple via le système des agréments ? Toutes ces questions sont au centre de la réflexion pour un Maroc nouveau, débarrassé de la corruption, cette tare qui freine la démocratisation. Mais le problème de la corruption est bien complexe. A-t-elle une dimension sociale ? Autrement dit, est-elle un mal qui prospère dans notre société parce qu’elle s’y prête ? Ou bien est-elle le fruit de facteurs politiques historiques, qui en auraient fait un mode de gouvernance ?
Depuis quelques années, des supports tels que le site Wikileaks contribuent à dénoncer publiquement la corruption. Une des dernières notes, publiée dans le journal espagnol El País, a révélé que les diplomates américains ne se font aucune illusion sur le niveau de corruption au Maroc et ses bénéficiaires. Il y est question de corruption au plus haut sommet de l’Etat, notamment de la mainmise de l’entourage du roi sur l’immobilier. La lutte contre la corruption est donc un chantier à construire. En créant l’ICPC (Instance centrale de prévention de la corruption), l’Etat a fait un premier pas dans ce sens. Pourtant, nombreux sont ceux qui déplorent son pouvoir d’action et son autonomie limités. Certains acteurs de la société civile, comme l’association Transparency Maroc, ont accepté d’en faire partie. A l’heure où le pays s’interroge sur son avenir, se pose la question des moyens à mettre en œuvre pour faire baisser le degré de la corruption. Abdesselam Aboudrar, président de l’ICPC, et Rachid Filali Meknassi, secrétaire général de Transparency Maroc, dégagent pour Zamane des pistes de réflexion.
« Il faut rendre crédible la mission de lutte contre la corruption »
&
« La corruption est intégrée au mode de gouvernance »
La corruption au Maroc est elle endémique ?
Rachid Filali Meknassi : Le terme « endémique » est utilisé dans l’appareil méthodologique de l’indice de perception de la corruption. Cette évaluation correspond à une notation. On considère que les pays qui n’atteignent pas la moyenne (c’est-à-dire 5 points sur 10) expriment un certain état d’endémie. Le Maroc n’a jamais dépassé 5 points. Au milieu des années 1990, on s’en approchait, mais depuis huit ans, notre indice oscille entre 3,2 et 3,5. D’autres enquêtes montrent que 60% des Marocains répondent par l’affirmative à la question « Vous, ou l’un de vos ascendants ou descendants immédiats avez-vous eu à pratiquer la corruption ces 12 derniers mois ? ». Ce chiffre confirme la situation endémique de la corruption au Maroc. La corruption touche tous les secteurs : partis politiques, Habous, enseignement… Mais bien sûr cela ne veut pas dire que tout le monde est contaminé.
Abdesselam Aboudrar : L’ICPC confirme et a fait sien ce diagnostic sur la corruption. Elle est endémique parce que nous avons affaire à la petite, moyenne et grande corruption. Autre aspect de l’endémie, c’est que nous arrivons à composer avec la corruption, à la banaliser, en considérant qu’elle fait partie de notre environnement. Oui, la situation est grave, tant qu’on n’arrive pas à considérer la corruption comme un crime qui doit être jugé comme tel.
Quels sont les secteurs les plus touchés au Maroc ?
R.F.M. : Certains secteurs sont dans l’opacité la plus totale. En tête, nous avons l’armée, comme partout dans le monde. A ce propos, Transparency Maroc affirme qu’il est urgent d’instaurer des moyens de contrôle tout en respectant le « secret défense » de l’armement. Dès qu’il est question d’opérations ordinaires, immobilières par exemple, l’armée, comme n’importe quelle administration, doit être soumise aux lois ordinaires. La fortune de certains cadres supérieurs de l’armée fait peser des soupçons de corruption. Par ailleurs, nos études tendent à montrer que les secteurs les plus touchés sont ceux qui sont directement en rapport avec la population, auxquels tous ont accès, et dans lesquels ils reconnaissent forcément un niveau important de corruption. En tête vient la Santé, puis la Justice et les services administratifs. Dans un domaine réservé comme celui des Affaires étrangères, le citoyen n’est pas vraiment conscient de la corruption qu’il peut y avoir.
A.A. : Dans certains cas de corruption, comme par exemple celui d’un policier qui demande un pot-de-vin, les gens sont plus choqués que lorsqu’il s’agit de payer pour des autorisations de construire ou des permis d’habiter. Du moins, dans le second cas de figure, ils se plaignent moins parce qu’ils considèrent que cet argent fait partie intégrante de leur budget de base. D’ailleurs, souvent ils ne payent pas directement, c’est plutôt à leur architecte ou à leur maçon de s’en charger. De la même manière, les gens se plaignent rarement des conditions d’obtention du permis de conduire. En fait, la plupart des indices de corruption relèvent de la perception, mais seules des études de terrain peuvent révéler son ampleur dans certains secteurs.
Aucun secteur n’est-il à l’abri, y compris ceux considérés comme « nobles » ?
A.A. : Rachid Filali pourra en parler mieux que moi, mais un domaine comme l’éducation est en proie à la corruption à un degré insoupçonné il y a quelques années. Aujourd’hui, c’est comme si une personne détenant la moindre parcelle de pouvoir essayait toujours de la monnayer.
R.F.M : Dans les secteurs où la corruption est la plus étalée, je voudrais évoquer celui de la presse. Il est aujourd’hui de notoriété publique que des fortunes se sont bâties et ont été plus tard utilisées comme moyen de pression. De telle sorte que les citoyens et les élites n’ont plus aucune confiance dans ce qui est écrit. Cette dérive ne date que des dix dernières années. En parlant de l’enseignement, j’ajouterai que la corruption s’est déplacée du secondaire à l’enseignement supérieur. Par exemple, dans beaucoup d’établissements, on ne peut plus s’inscrire en master si on ne paye pas ou si l’on ne bénéficie pas de favoritisme. De plus, les jurys de complaisance se sont banalisés. Les domaines syndical et associatif ne sont pas en reste, alors qu’ils sont censés être un symbole fort de l’avancée progressiste et démocratique. La multiplication de micro-syndicats n’est pas sans rapport avec la corruption. Greffés à des administrations, parfois sans représentativité nationale, leur action peut être très nuisible car au sein de ces administrations, les « syndicalistes » occupent souvent des postes clés : c’est un très bon moyen de chantage.
Pensez vous que la corruption dans l’enseignement compromet l’émergence de futures élites? Etes vous pessimistes pour l’avenir ?
R.F.M. : J’ai l’habitude de répondre à cette question en faisant observer que si je l’étais, j’aurais déjà abandonné le terrain. Si je lutte, c’est que je garde espoir. Je suis conscient néanmoins que la pente est très dure à remonter. Les fruits de la persévérance d’aujourd’hui ne seront récoltés que dans quinze ans. Il faut simplement arrêter de perdre du temps.
A.A. : La véritable question est : « avons-nous le choix ? » Il faut se battre et ramer, y compris quand on est à contre-courant. Les révolutions du monde arabe prouvent qu’il ne faut pas perdre espoir, même lorsque la situation semble désespérée. Il faut préciser également que la recrudescence de la corruption dans des milieux comme l’enseignement concerne un bon nombre de pays.
Vous qui êtes un ancien opposant politique, Abdesselam Aboudrar, le combat est-il différent quand on le mène de l’intérieur ?
A.A. : Pour moi, cela participe de la même chose. Il y a deux combats. Celui de faire évoluer les institutions de l’intérieur est important pour moi. Mais je mise sur le rapport de forces dans la société. Et puis il y a le travail de l’acteur de la société civile qui contribue au débat. Pour moi, les deux vont de pair. Le but est de prendre les responsables au mot, pour éviter les effets d’annonce des politiques. Il n’y a pour moi pas d’autre choix que celui-là. Il fut un temps à la fin des 1960 et au début des années 1970, où j’étais un révolutionnaire qui croyait au grand soir où tout allait changer. Je n’y crois plus. L’avenir nous dira si ce qu’il s’est passé en Tunisie est une révolution au sens plein, ou pas.
Le système de corruption est-il un héritage de notre histoire ou bien quelque chose que nous nous sommes réapproprié ?
A.A. : Les deux. Le système de concessions de charges publiques déjà existant a en fait été généralisé après le Protectorat. Certains auteurs, par exemple, ont mis en avant le rôle des élites régionales après 1956 dans le maintien du pouvoir : l’Etat chargeait des agents d’une mission de maintien du pouvoir et de surveillance, moyennant des concessions matérielles ou la faculté de se payer directement sur l’habitant.
R.F.M. : La corruption, dans sa signification contemporaine, est liée à l’exercice de la démocratie. C’est le détournement d’un pouvoir ou d’un mandat à des fins personnelles. On suppose alors, chez les autorités publiques, une distinction entre les intérêts privés et publics. Cette distinction n’est arrivée au Maroc qu’avec le Protectorat. C’est lui qui a défini le domaine privé et public de l’Etat, par opposition au patrimoine propre du sultan, et mis en place des directions pour gérer les biens publics. Quant à la séparation des pouvoirs, elle n’a été institutionnalisée que dans la constitution de 1962. Et ce n’est qu’un demi-siècle auparavant que nous avions la séparation des biens du roi et de l’Etat. Finalement, ces réformes sont très récentes. Même si, depuis, le droit aménage les conditions d’administration du patrimoine public et d’exercice des pouvoirs, en pratique ces limites ne sont pas opposables au roi. Beaucoup se prévalent de son autorité pour les dépasser. Culturellement, nous n’avons pas encore intériorisé le respect des textes.
A.A. : Je voudrais ajouter que la confusion entre le public et le privé subsiste largement dans la société. La notion de conflit d’intérêts n’est pas encore claire. Comment gérer le fait que lorsqu’on dispose d’une charge publique, on ne peut pas faire abstraction de ses intérêts personnels ? Le grand défi pour tous ceux qui luttent contre la corruption est de pouvoir établir cette notion de conflit d’intérêts et d’instituer un système efficace de sa gestion.
Mais la constitution actuelle ne maintient-elle pas l’ambiguïté quant à la séparation des pouvoirs ?
R.F.M. : Si on s’en tient simplement au texte, celui du Maroc n’est pas très différent de la constitution française de 1958. Nous avons un domaine législatif précis, un domaine réglementaire attribué au Premier ministre et des prérogatives relativement précises reconnues au roi. Mais dans la pratique, le rapport de pouvoir entre les partis politiques et le roi a été tellement déséquilibré que Hassan II, dans un discours (donc au-delà de la Constitution), a estimé que la séparation des pouvoirs ne s’imposait pas au roi. Ce qui signifie concrètement que le roi peut passer outre la Constitution, d’autant plus qu’il n’y a aucun mécanisme de contrôle judiciaire ou constitutionnel des décisions royales. Donc si un acte royal est inconstitutionnel, ou entâché d’excès de pouvoir parce que relevant du domaine judiciaire ou législatif, on ne pourra que l’appliquer parce qu’il n’existe aucune autorité capable de dire « halte ! ». Ce beau décor de séparation des biens de l’Etat et de ceux du roi, s’en trouve complètement ruiné. Non seulement il suffit que le roi prenne une décision pour que le droit soit suspendu, mais pire encore, tous ceux qui se prévalent de l’autorité royale n’ont qu’à invoquer des instructions ou des intérêts du Palais pour que les autorités s’inclinent.
A.A. : Je voudrais nuancer ce dernier point. Je pense qu’il y a effectivement dans la Constitution des éléments de confusion des pouvoirs. Mais ce n’est pas tout, la Constitution ne se résume pas à l’article 19. Les acteurs doivent se saisir de toute la Constitution, ils se sont malheureusement résignés. Cet état de fait alimente la confusion des pouvoirs. Je donne un exemple : c’est le cas d’un jeune homme dans les années 1980, qui a rencontré le prince héritier. Ce dernier lui a rédigé une note de recommandation afin de trouver un travail dans une entreprise publique. Il se rend donc avec son document dans une de ces entreprises, où il se voit expliquer qu’il n’y a aucun poste à pourvoir. Cette personne décide d’intenter un procès à cette entreprise. Le juge lui donne raison. Le document est considéré comme une décision royale alors que le prince ne deviendra roi que plus tard : l’entreprise est tenue de s’exécuter. Le papier vaut loi. C’est comme s’il portait un dahir. Michel Rousset, grand connaisseur du droit administratif marocain, a réagi dans un article pour signifier que le juge ne s’était pas servi de tout l’arsenal juridique qui lui était proposé, puisque la Constitution est censée garantir l’égalité des citoyens devant l’accès à l’emploi. Le document serait donc nul et non avenu. Pour conclure, nous aurions été en meilleure situation face à la corruption si tous les acteurs avaient joué leur rôle, marqué leur territoire et leur indépendance. Le roi, dans l’important discours du 9 mars, insiste sur une réelle séparation des pouvoirs garantie par la constitution à paraître au mois de juin. C’est aussi une reconnaissance des lacunes sur ce sujet dans les constitutions précédentes.
Pensez-vous que sous le règne de Hassan II, la corruption a été encouragée comme tactique politique ?
R.F.M. : Il me semble que Hassan II a déclaré un jour que celui qui travaillait avec lui depuis quinze jours sans avoir fait fortune était un idiot. Il a dit également dans une conférence de presse : « Je peux nommer mon chauffeur ministre ». Ces paroles sont significatives. On peut également faire le bilan des affectations gracieuses des lots de colonisation et des fermes récupérés par l’Etat. Pour Hassan II, la corruption est un mode de ralliement, une stratégie d’obtention de la loyauté, et donc d‘exercice du pouvoir politique.
A.A. : Je voudrais m’appuyer sur un article de John Waterbury (l’auteur du Commandeur des croyants) publié en 1972, où il décortique l’usage de la corruption comme système de gouvernance sous le règne de Hassan II. Ce travail fait encore aujourd’hui référence dans le milieu de la recherche sur la corruption, on y comprend l’usage des terrains, des prébendes, des agréments…
Cette tactique d’instrumentalisation de la corruption est-elle toujours en vigueur aujourd’hui ?
R.F.M. : Je ne sais pas si on peut parler d’une tactique. Pour moi, la corruption est complètement intégrée au mode de gouvernance. Prenons l’exemple d’un intellectuel de gauche qui devient ministre, puis président d’une banque, et qui est accusé de malversations pour finalement répondre : « je suis nommé par dahir, je n’ai de comptes à rendre à personne ». On dépasse largement le stade de l’homme politique qui se sert de la corruption pour maintenir son pouvoir. D’ailleurs beaucoup de personnes n’entrent en politique que dans le but de se rapprocher du cercle protégé par l’impunité, et pas du tout par conviction. Je n’utiliserais pas le mot « tactique », je préfère renvoyer à notre constat de base, à savoir une corruption endémique. Tant que les appareils de contrôle sont neutralisés et que la Justice est presque plus corrompue que les autres secteurs, je ne vois pas de raison pour que cela s’arrête. C’est pour cela que lorsque les jeunes sortent dans la rue, ils ne scandent pas « à bas le régime! » comme ailleurs, ils dénoncent d’abord la corruption, car ils savent bien que c’est le principal obstacle à la démocratisation.
A.A. : De nouveaux procès concernant les grandes affaires de corruption commencent à être médiatisés. Les corrompus et les corrupteurs ne comparaissent pas encore systématiquement devant la justice, mais c’est une indication importante d’une nouvelle prise de conscience et d’un nouveau rapport de forces.
Les procès pour affaires de corruption ne sont-ils pas de bonne foi ?
A.A. : Je pense qu’il y a deux manières d’aborder les choses. Soit nous sommes fatalistes et nous baissons les bras, soit nous réfléchissons à des moyens de faire évoluer les choses. Aujourd’hui, il y a un certain nombre d’institutions qui vont avoir le pouvoir d’auto-saisine pour aller en justice, y compris l’ICPC.
R.F.M. : Pour moi le pouvoir d’auto-saisine de l’ICPC ne veut rien dire. Lorsque le Conseil de la concurrence réclame un pouvoir d’auto-saisine, cela a tout son sens, parce qu’il doit donner un avis sur la situation et tant qu’il n’est pas saisi, il ne peut pas formuler cet avis.
Désormais, lorsqu’il constatera une anomalie, il pourra donner son avis même si personne ne lui a rien demandé. Par contre, l’Instance ne peut pas s’auto-saisir, elle doit chercher à déclencher l’action publique. La Cour des comptes dispose aussi de cette faculté, mais quand elle communique un dossier au Parquet, il le classe sans suite.
A.A. : Non, il ne classe pas toujours sans suite, j’en ai été témoin. Mais entre un rapport de la Cour des comptes qui relève des dysfonctionnements et un dossier plaidable, il y a un monde. Le Parquet doit faire tout un travail pour monter un dossier, pour aligner des preuves. Aujourd’hui, ce mécanisme n’est pas encore assez rapide. Le dossier concernant les dysfonctionnements du CIH a mis des années à être monté.
N’est-ce pas seulement dû à l’absence de volonté politique ?
A.A. : Je ne crois pas.
R.F.M. : Il est vrai qu’il existe des dossiers complexes. Le travail d’un auditeur ou d’un inspecteur des finances n’est pas le même que celui d’un procureur pour une poursuite pénale. Mais lorsque une affaire est instruite, avec un travail technique qui a établi un certain nombre de malversations (par exemple la création de sociétés fictives, la falsification de documents), le procureur n’a pas à vérifier l’ensemble des accusations pour rendre coupable un accusé ! Prenons l’exemple de quelqu’un qui a violé régulièrement des enfants : sur une liste de cent victimes, quel procureur attendrait de vérifier la véracité de chacun de ces crimes pour l’inculper? C’est à ce jeu-là qu’on assiste depuis vingt ans: on utilise les difficultés techniques pour faire traîner les procédures en longueur.
Au sein de l’ICPC, aurez-vous les moyens d’une plus grande implication dans les dossiers judiciaires ?
A.A. : L’avenir nous le dira. Ce qui est sûr, c’est que nous allons tout mettre en œuvre, nous remuerons ciel et terre pour obtenir des moyens et élargir notre champ d’action. Il faut rendre crédible la mission de lutte contre la corruption. Mais pour le moment, je ne peux rien garantir.
Votre tâche paraît difficile, vous met-on des bâtons dans les roues ?
A.A. : Non, pas depuis que j’ai été reçu par le roi et qu’il y a eu un communiqué relativement clair. Au contraire, nous sommes dans une phase de discussion afin que le nouveau texte de l’Instance soit en conformité avec cette nouvelle vision. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais aujourd’hui, personne ne nous met de bâtons dans les roues. C’est dans un climat de renouvellement (constitution, élections) que ces actions sont menées. Je pourrais vous répondre de manière plus complète une fois cette phase terminée.
R.F.M. : Pour moi, il y a beaucoup de confusions dans ce discours. Tout à l’heure, nous sommes partis du constat que nous n’appliquons pas les principes de la Constitution. Nous sommes en train de dire que nous attendons un nouveau texte et que les problèmes vont être réglés. N’oublions pas qu’il n’y a pas de rupture dans les pratiques, mais plutôt une évolution. On cherche à résoudre par la Constitution des problèmes qui sont d’une autre nature. En ce qui concerne l’ICPC (qui a été créée, je vous le rappelle, par décret), on nous dit que la future instance figurera dans la Constitution. Donc, tant que l’on n’a pas cette constitution, comment peut-on travailler sur un projet de loi qui la réorganisera, puisque la loi est inférieure à la Constitution ?
A.A. : Vous savez, dans la vie publique, nous avons toujours à composer avec cela. Bien entendu, il existe une hiérarchie des textes, mais nous savons ce que doit être une institution chargée de la lutte contre la corruption. Nous n’avons pas besoin d’attendre un texte constitutionnel. La nouvelle constitution servira à renforcer le statut et la légitimité de l’Instance face aux prochains gouvernements. Par ailleurs, elle établira les règles du jeu. Nous avons l’ambition de faire aboutir un texte [relatif à un changement de statut de l’ICPC] durant cette session parlementaire, puis nous agirons dans le cadre qui sera le nôtre, sans exclure de faire évoluer ce texte par la suite.
R.F.M. : Pour moi, tout ça est une cacophonie totale. Si la révision de la Constitution était une éventualité, je serais d’accord. Or ce n’est pas le cas. Elle est inscrite dans un calendrier, la date de rendu est fixée à juin, et le référendum probablement pour octobre. Comment un Parlement raisonnable va-t-il pouvoir instituer la future ICPC avant de connaître le contenu de la Constitution ? De plus, si l’on veut qu’elle ait une large autonomie, il faudrait dépasser ses attributions actuelles. Plusieurs questions sont en suspens. L’ICPC aura-t-elle des pouvoirs d’investigation et de poursuite ? Si c’est le cas, ça serait un pouvoir de nature quasi judiciaire. En conclusion, si ces prérogatives ne sont pas mentionnées par la Constitution, on n’ira pas très loin.
A.A. : Ce sont des problèmes qui sont discutés en ce moment. Il est question de discuter très largement ce texte, et il n’est pas encore acquis qu’il passera dans cette session, sachant que si la constitution donne des prérogatives encore plus larges, il sera temps de reprendre le texte après.
R.F.M. : Est-ce sérieux de préparer un texte maintenant et d’y revenir au mois de janvier ? Ne serait-ce pas plus simple de définir l’agence que nous voulons uniquement via la Constitution ?
A.A. : Juridiquement, ce n’est pas à l’instance de rédiger un texte pour sa propre mutation. L’actuelle ICPC est en sursis, en attendant la naissance d’un nouvel organe. De plus, étant donné les nombreuses sensibilités représentées (monde des affaires, administration, société civile), on se dit qu’il ne peut y avoir de meilleure occasion de s’exprimer et de faire une proposition… même si ce n’est qu’une proposition. C’est le gouvernement qui a l’initiative des lois.
Transparency Maroc a menacé récemment de quitter l’ICPC, ces différends sont-ils réglés ?
R.F.M. : Nous partageons avec les autres composantes de l’Instance beaucoup de reproches qui lui sont faits. Nous savions, dès sa création, qu’avec ses prérogatives, elle ne serait pas très efficace : on peut dire qu’elle est née handicapée. Nous avons choisi d’y adhérer pour réfléchir, avec les autres acteurs, à des moyens de lutte contre la corruption. L’objectif est d’aboutir à un consensus. Ce dernier est exprimé dans le rapport 2009, où l’Instance fait remarquer qu’elle ne peut pas être efficace avec son mandat actuel. Au moment de la parution de ce rapport, le gouvernement a sorti une parodie de plan d’action sans aucun suivi ni évaluation. On a l’impression que l’on continue dans la cacophonie. Dans les déclarations, on présente l’Instance comme membre de la société civile, ce qui est faux, et on se sert de l’ICPC pour prétendre consulter la société civile. L’amalgame est politique et fait partie de la démarche de l’Etat.
Même sans le vouloir, ne jouez-vous pas le jeu du gouvernement ?
R.F.M. : C’est exactement ce que nous avons craint et exprimé dans notre communiqué de février. Nous avions fait le même constat dès janvier, dans le rapport 2010 de Transparency. Et s’il y a eu menace de quitter l’ICPC, elle trouve ses arguments dans ce rapport. On y déclarait déjà que si le gouvernement considère qu’en jouant sur la vitrine extérieure et en manipulant les participants de l’Instance, il va atteindre un objectif, il ne fera que se décrédibiliser et démobiliser ceux qui veulent engager de vraies actions de lutte. Nous ne sommes pas prêts à être complices de l’instrumentalisation. Mais nous n’avons pas non plus besoin de recourir à la menace : si nous voulons quitter un organisme, nous le faisons.
A.A. : Avec le peu de moyens que nous avions, nous avons toujours essayé au maximum d’être présents dans les mises en œuvre de l’arsenal de lutte. Lorsqu’on a remarqué que les choses ne bougeaient pas assez, nous avons tapé du poing sur la table pour pouvoir effectuer notre mission dans le cadre qui nous appartient, c›est-à-dire la prévention. Nous espérons élargir ce cadre, mais nous ne pouvons pas aller au-delà du décret qui le fixe. Nous avons posé dans un communiqué le problème de l’existence même de l’instance. Elle n’a aucune raison d’exister si elle ne peut pas faire convenablement son travail. Certains considèrent notre rôle comme un plaidoyer. On nous reproche par exemple de ne pas nous solidariser avec les victimes et les témoins de la corruption. Ce n’est pas notre rôle, nous avons la tâche de mettre en place des moyens de protection juridique de ces victimes.
R.F.M. : Si vous faites référence à notre communiqué, je vous fais remarquer que ce n’est pas ce que nous avons dit. Nous avons simplement déclaré que les victimes ne sentent pas que l’ICPC est à leur côté. L’ICPC a le pouvoir de demander des informations, le pouvoir d’interpeller, celui de communiquer au ministère de la Justice. Pourquoi ce pouvoir d’interpellation n’est pas utilisé lorsque l’on a affaire à des marchés bidons ? Pourquoi l’ICPC ne s’adresse pas au ministère des Finances, ou directement à l’entreprise concernée ?
A.A. : La seule prérogative que nous avons à travers le décret est celle de recevoir des plaintes, d’en faire un premier traitement et d’informer l’autorité judiciaire. La recherche d’informations ne concerne que les plaintes qui sont déposées. Nous le faisons systématiquement, mais on ne nous répond pas toujours, c’est un élément important.
Avez-vous reçu, les uns et les autres, une invitation de la part de la commission chargée de la rédaction de la constitution en vue de proposer des articles relatifs à la lutte contre la corruption ?
R.F.M. : Nous avons reçu cette invitation. Nous avons estimé que le champ nous intéressait. Pas pour formuler des propositions d’articles, mais pour plaider en faveur du système national d’intégrité. L’étude qu’y a consacré notre association en 2009 aborde tous les pouvoirs et pointe les points faibles du système de gouvernance. Nous avons donc rédigé une note dans laquelle nous partageons cette évaluation avec la commission. Les constats à retenir : ce n’est pas le seul énoncé du texte constitutionnel qui est important, mais son respect. De même, le succès de la réforme est suspendu au rétablissement de la confiance politique et à la fin de l’impunité.
A.A. : Nous n’avons pas été entendus par cette commission, mais je trouve la note de Transparency pertinente. Si nous devions être entendus, ça devrait être le cas aussi pour le Conseil économique et social, le Conseil des droits de l’Homme, la Cour des comptes… En revanche, nous allons être entendus par le Conseil économique et social sur des questions liées à la gouvernance. Mais la priorité pour nous est d’élargir nos prérogatives.
Rachid Filali, quel rôle voyez-vous pour Transparency dans une instance réformée, et comment voyez vous votre avenir personnel ? Cadre dirigeant d’une nouvelle instance ?
R.F.M. : Nous considérons qu’une instance doit être sérieuse et dotée d’une autonomie. Nous affinons l’approche du dispositif global de lutte contre la corruption. Nous préparons deux séminaires internationaux pour les six prochains mois. D’ici-là, nous réagirons aux solutions qui seront préconisées en proposant peut-être d’autres modèles d’institutions. Personnellement, je suis professeur à l’université en plus d’être membre d’une commission d’experts du Bureau international du travail. Voilà pour mes activités, qui vont aussi dans le sens du progrès social. Ma fonction à Transparency m’expose beaucoup, mais dans six mois, à l’expiration de mon mandat de secrétaire général, je reviendrai à mes activités. Ce poste est éreintant, mais je suis satisfait des efforts des membres de Transparency et des résultats obtenus.
Sami Lakmahri