25 novembre
Ce jour des élections, j’étais à Alger. Je préparais au sein du Centre d’études et de recherches Mohamed Bensaïd (CERM) un colloque sur le Maghreb. J’aurais aimé participer au scrutin législatif, mais mon parti, le PSU, a opté majoritairement pour le boycott. Le respect du lien de droit qui me lie au PSU m’a amené à bouder les urnes. Depuis la capitale d’Algérie, j’ai suivi avec mes amis maghrébins, Dahou Djerbal et Karim Mahmoudi, l’annonce des premiers résultats. Les frères du PJD semblaient remporter la partie. De retour au Maroc, la publication des résultats définitifs ont confirmé la première place des amis de Benkirane. Les frères ne sont plus à la marge du champ politique, ils sont désormais au centre de l’échiquier, près de l’acteur principal : le roi. C’est un changement essentiel dans le positionnement des acteurs politiques, mais la structure du champ reste la même. Certes, le PJD passe de l’opposition au gouvernement et l’USFP du gouvernement à l’opposition, mais le système politique qui émerge de la nouvelle Constitution consacre toujours la suprématie de la légitimité historique et religieuse du roi sur celle, démocratique et populaire, du chef du gouvernement. Les frères arriveront-ils à initier une restructuration profonde du champ politique, là où les camarades de Abderrahmane El Youssoufi ont échoué lamentablement ? C’est souhaitable pour le pays, mais depuis la nomination officielle du nouveau chef du gouvernement, les actes royaux ne laissent prévoir aucun changement notable…
4 décembre
C’est le jour de l’enterrement d’une figure de proue du nationalisme progressiste marocain : Simon Lévy, authentique marocain de la communauté juive du pays. C’est aussi le jour qu’a choisi le chef du gouvernement, Abdelilah Benkirane, pour rendre visite à une autre sommité du nationalisme marocain : Mohamed Bensaïd Aït Idder. Ce camarade, symbole de la résistance anticoloniale et de la gauche marxisante, m’a invité à cette rencontre. Elle a eu lieu au domicile de Bensaïd juste après l’enterrement de Simon Lévy. Etaient présents Benkirane, son fils, Abdellah Baha, Mustapha Ramid, Bensaïd, sa fille, Abdellatif Youssefi et moi-même. Benkirane a expliqué sa démarche, celle d’un fils du peuple qui manifeste son respect à toutes les grandes personnalités qui ont œuvré au bonheur du pays, au-delà des positionnements politiques et des clivages idéologiques. Tout cela dit dans un langage et une ambiance bon enfant. Bensaïd a salué l’initiative et loué l’esprit qui l’animait et, dans la foulée, a raconté l’une de ses mésaventures avec le ministère de l’Intérieur. C’était en janvier 1986. La section de Fès de l’OADP (l’ancêtre du PSU) avait publié un calendrier au dos duquel trônait la photo de Abdelkrim El Khattabi, un grand symbole du peuple marocain. Le pouvoir de l’époque avait jugé cela hautement subversif, d’où une intervention inqualifiable du ministre de l’Intérieur ! Benkirane et ses amis n’en croyaient pas leurs oreilles. Même aujourd’hui, la mémoire d’El Khattabi n’est réhabilitée qu’en partie ! J’ai essayé, au cours de cette rencontre de vingt minutes, d’inaugurer un débat avec Benkirane. Je lui ai alors signalé que la seule phrase que la commission Mennouni a retenue des mémorandums du PSU relatifs aux propositions constitutionnelles était celle qui stipulait : «Le Maroc est un pays musulman où l’Etat garantit la liberté de la conscience, de religion et de culte». Et je lui ai demandé pourquoi il a mené une violente riposte contre cette phrase, menaçant de voter contre le projet de constitution, si cette phrase ne disparaissait pas et que l’ancienne n’était pas rétablie dans sa forme et son contenu («Le Maroc est un Etat islamique»). Avec un large sourire, Abdelilah Benkirane a répondu qu’il était seulement venu pour saluer cette grande personnalité (en désignant Bensaïd) et non pour discuter ! La rencontre a pris fin sur cette déclaration. Frères du PJD, j’attends le débat… et peut-être un pas vers l’humanisme.
10/15/17 décembre
Une grande concentration d’événements durant cette semaine. Le passage de l’USFP à l’opposition rouvre le débat sur une éventuelle recomposition du champ partisan et plus spécialement une possible refondation de la gauche.
L’éparpillement de celle-ci entre «gauche participationniste au gouvernement» et «gauche non participationniste» rendait difficile la création d’un bloc de gauche. Aujourd’hui, avec la mort officielle de la Koutla, provoquée par le divorce Istiqlal-USFP, cette perspective est de nouveau mise en discussion. Le conseil national de l’USFP en a fait un des principaux arguments justifiant le retour à l’opposition. Le Forum de gauche a été fondé en 2007 sur cette base. Mais les bonnes intentions ne valent que si elles rencontrent des pratiques adéquates. Qu’en est-il ? Le conseil national du PPS, parti de gauche par ses origines et son discours, a décidé à la majorité de participer au gouvernement de Benkirane. Pour lui, les frères et les camarades peuvent avoir un programme commun dans l’intérêt du pays.
Le troisième congrès du PSU (ma déchirure, comme disait Aragon) appelle de ses vœux cette unité de la gauche tout en peinant à fédérer intelligemment ses courants. Là aussi, le discours de gauche moderniste s’articule avec des pratiques communautaires qui révèlent un conservatisme intériorisé. Lors d’une conférence organisée à Meknès le 15 décembre, j’ai évoqué les hésitations des intelligentsias marocaines concernant le passage à la modernité. Que ce soient les frères de la mouvance islamiste ou les camarades de la gauche marocaine, les ruptures nécessaires ne sont pas opérées. Tous sont ligotés, souvent de bonne foi, par des habitus ancrés dans le conservatisme. Pour l’amour du pays, libérez-vous, mes frères, mes camarades !
Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane